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secours de son cœur. » C’est raisonner comme le chancelier de l’empire allemand quand il démontre au parti national-libéral qu’il est sans doute fort beau d’aimer la liberté, mais qu’il faut savoir quelquefois la sacrifier à autre chose, et que, si charmante que soit Thérèse, on se trouve bien d’épouser Nathalie. Comme le parti national-libéral, Wilhelm s’accommode de son sort, et lorsqu’un de ses amis lui dit : « Tu me fais l’effet de Saül, fils de Kis, qui sortit pour chercher les ânesses de son père et trouva un royaume, » il lui répond : — « Je ne connais pas le prix d’un royaume, mais je sais que j’ai acquis un bonheur que je ne mérite pas et que je n’échangerais pour rien au monde. » C’est ainsi qu’en 1848 l’Allemagne s’était mise en route pour chercher les ânesses de son père, c’est-à-dire toutes les libertés nécessaires au self-government; elle a trouvé à la place le service universel et obligatoire. Elle ne laisse pas d’être contente ; moins modeste toutefois que Wilhelm, elle pense avoir mérité son bonheur.

Ces faciles et joyeuses résignations de l’Allemagne, M. Berthold Auerbach en a fait le narré, ou, pour mieux dire, il en a donné la caricature dans son dernier roman politique intitulé Waldfried ou l’histoire patriotique d’une famille. Nous demandons pardon à Goethe d’oser rapprocher Waldfried de son immortel chef-d’œuvre; mais enfin M. Auerbach n’est pas le premier venu, il a eu jadis du talent, beaucoup de talent, et on peut dire de lui que c’est un écrivain d’un beau passé. Ce qui a fait tort à cette plume élégante et distinguée, ce fut la tâche qu’elle s’imposa de fabriquer des années durant un almanach dans lequel elle enseignait aux Allemands du midi, ses compatriotes, le respect et l’amour de la Prusse. On ne fabrique pas impunément des almanachs, même dans la meilleure intention du monde ; c’est un métier où les plus habiles finissent par se gâter la main. M. Auerbach était plus fier de son almanach que de ses charmantes nouvelles villageoises ; il estimait que cet almanach valait au gouvernement prussien beaucoup de cliens et presqu’une armée, et ses nombreux admirateurs affirmaient qu’à Vienne on était prêt à s’imposer les plus grands sacrifices pour obtenir de lui qu’il changeât les saints de son calendrier. Un jour, la reine de Prusse, qui a toujours aimé les lettres, le convia chez elle, dans une salle qu’on a surnommée le salon de Procruste, pour y faire une lecture en présence de celui qui est aujourd’hui l’empereur d’Allemagne. Si nos souvenirs sont exacts, il lut à ses augustes auditeurs l’histoire de ce qui se passe dans un nid. Il eut ce jour-là deux chagrins : il s’aperçut que le roi Guillaume s’intéressait médiocrement aux incidens qui peuvent survenir dans un nid, et il découvrit aussi que leurs majestés ignoraient complètement l’existence de son almanach. Il se garda bien de leur en vouloir, il s’en prit aux mauvaises dispositions de l’entourage. M. Auerbach a renoncé à publier son almanach ; mais nous pouvons assurer que son dernier