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maître qui consent à faire grâce, qui remet sa peine à un ingrat; il y a bien de la hauteur dans sa clémence et beaucoup de superbe dans son pardon. Il a auparavant ordonné à Cinna de descendre en lui-même, de se mieux connaître, de ne point s’abuser sur ce qu’il peut valoir. — Tu ferais pitié, lui dit-il,

Si je t’abandonnais à ton peu de mérite.


Un jour, en entendant ces vers au théâtre, le maréchal de La Feuillade ne put se tenir de crier à l’acteur qui jouait le rôle d’Auguste : « Ah! tu me gâtes le soyons amis, Cinna. » Et il ajouta : « Si le roi m’en disait autant, je le remercierais de son amitié. » Ne chicanons point le publiciste anonyme sur les mots, attachons-nous à ses pensées, qui témoignent d’un esprit généreux et bien intentionné. A la vérité, quand il pèse et compare le mérite des deux nations qu’il se propose de réconcilier, il fait la part très belle à l’Allemagne, Il entrait dans son plan de donner à son pays de sages conseils, mais il n’a point entamé le chapitre des vérités utiles, qui risquent souvent d’être des vérités désagréables. Il y a dans sa brochure une page où, faisant le portrait de l’empereur Guillaume, il affirme que rarement un souverain a eu le privilège de réunir à ce point en sa personne toutes les qualités qui sont l’honneur de son peuple, la justice, l’amour de la vérité, la fidélité au devoir, la décision virile, le patriotisme qui ne recule devant aucun sacrifice, toutes les vertus guerrières conciliées avec le plus ardent amour de la paix. L’auteur de la brochure ne maltraite point ses compatriotes; mais, comme il a su se dégager des préventions de l’orgueil de race, il ne refuse pas tout à la France, il ne lui reproche point, comme Auguste à Cinna, son peu de mérite. Au contraire, il admet qu’elle en a beaucoup; il rend justice à ses aptitudes diverses, à l’abondance de ses ressources, à son courage dans le malheur, il reconnaît la part considérable qu’elle a eue dans l’histoire de la civilisation, l’influence parfois utile qu’elle a exercée sur l’Allemagne elle-même. Croyant à son passé, il croit aussi à son avenir; il l’accuse seulement de gâter ses heureuses qualités naturelles par un excès de vanité nationale. Où sont aujourd’hui les peuples modestes? M. Berthold Auerbach écrivait naguère « que les Français, qui, quoi qu’ils fassent, ne s’occupent que de savoir si on les regarde, devaient nécessairement être vaincus par une race qui puise toute sa force dans le sentiment de la dignité personnelle. » Quand la voix du coq est trop éclatante et qu’il lui arrive de monter sur ses ergots, il est bon qu’un moraliste bienveillant lui prêche la modestie; mais M. Auerbach aurait dû songer que, si le moraliste est un paon qui fait la roue, son homélie a peu de chances d’être bien reçue.

« Faire sérieusement la guerre, dit l’auteur de la brochure, aussi longtemps que cela est nécessaire, maintenir sérieusement la paix aussi longtemps que cela est possible, telles étaient et telles sont les dispositions