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l’ardeur de son sentiment. Il sent qu’il est un produit encore très incomplet de la nature et qu’une race plus parfaite doit lui succéder par voie ininterrompue de son propre développement.

— Je ne comprends pas bien, reprit la petite fille, deviendrons-nous des anges avec des ailes et des robes d’or?

— Parfaitement, répondit sir William. Les robes d’or sont des emblèmes de richesse et de pureté; nous deviendrons tous riches et purs; les ailes, nous saurons les trouver. La science nous les donnera pour traverser les airs, comme elle nous a donné les nageoires pour traverser les mers.

— Oh ! nous voilà retombés dans les machines que vous maudissiez tout à l’heure.

— Les machines feront leur temps comme nous ferons le nôtre, repartit sir William, l’animalité fera le sien et progressera en même temps que nous. Qui vous dit qu’une race d’aigles aussi puissans que les ballons et aussi dociles que les chevaux ne surgira pas pour s’associer aux voyages aériens de l’homme futur? Est-ce une simple fantaisie poétique que ces dieux de l’antiquité portés ou traînés par des lions, des dauphins ou des colombes? N’est-ce pas plutôt une sorte de vue prophétique de la domestication de toutes les créatures associées à l’homme divinisé de l’avenir? Oui, l’homme doit dès ce monde devenir ange, si par ange vous entendez un type d’intelligence et de grandeur morale supérieur au nôtre. Il ne faut pas un miracle païen, il ne faut qu’un miracle naturel, comme ceux qui se sont déjà tant de fois accomplis sur la terre, pour que l’homme voie changer ses besoins et ses organes en vue d’un milieu nouveau. J’ai vu des races entières s’abstenir de manger la chair des animaux, un grand progrès de la race entière sera de devenir frugivore, et les carnassiers disparaîtront. Alors fleurira la grande association universelle, l’enfant jouera avec le tigre comme le jeune Bacchus, l’éléphant sera l’ami de l’homme, les oiseaux de haut vol conduiront dans les airs nos chars ovoïdes, la baleine transportera nos messages. Que sais-je? tout devient possible sur notre planète dès que nous supprimons le carnage et la guerre. Toutes les forces intelligentes de la nature, au lieu de s’entre-dévorer, s’organisent fraternellement pour soumettre et féconder la matière inorganique... Mais j’ai tort de vous esquisser ces merveilles; vous êtes plus à même que moi, jeunes esprits qui m’interrogez, d’en évoquer les riantes et sublimes images. Il suffit que du monde réel je vous aie lancés dans le monde du rêve. Rêvez, imaginez, faites du merveilleux, vous ne risquez pas d’aller trop loin, car l’avenir du monde idéal auquel nous devons croire dépassera encore de beaucoup les aspirations de nos âmes timides et incomplètes.


GEORGE SAND.