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à risquer que moi-même, j’étais obéissant et sociable avec l’homme, parce qu’il me plaisait d’être ainsi et que j’eusse rougi d’être autrement.

Une seule fois je parus ingrat, et j’éprouvai un grand chagrin. Une maladie épidémique ravageait le pays, toute la famille partit emmenant les enfans, et, comme on craignait mes larmes, on ne m’avertit de rien. Un matin je me trouvai seul avec le domestique, qui prit grand soin de moi, mais qui, préoccupé pour lui-même, ne s’efforça pas de me consoler, ou ne sut pas s’y prendre. Je tombai dans le désespoir, cette maison déserte par un froid rigoureux était pour moi comme un tombeau. Je n’ai jamais été gros mangeur, mais je perdis complètement l’appétit et je devins si maigre que l’on eût pu voir à travers mes côtes. Enfin après un temps qui me parut bien long, ma vieille maîtresse revint pour préparer le retour de la famille, et je ne compris pas pourquoi elle revenait seule ; je crus que son fils et les enfans ne reviendraient jamais, et je n’eus pas le courage de lui faire la moindre caresse. Elle fit allumer du feu dans sa chambre et m’appela en m’invitant à me chauffer, puis elle se mit à écrire pour donner des ordres et j’entendis qu’elle disait en parlant de moi : — Vous ne l’avez donc pas nourri? il est d’une maigreur effrayante, allez me chercher du pain et de la soupe. — Mais je refusai de manger. Le domestique parla de mon chagrin. Elle me caressa beaucoup et ne put me consoler, elle eût dû me dire que les enfans se portaient bien et allaient revenir avec leur père. Elle n’y songea pas, et s’éloigna en se plaignant de ma froideur, qu’elle n’avait pas comprise. Elle me rendit pourtant son estime quelques jours après, lorsqu’elle revint avec la famille. Les tendresses que je fis aux enfans surtout lui prouvèrent bien que j’avais le cœur fidèle et sensible.

Sur mes vieux jours, un rayon de soleil embellit ma vie. On amena dans la maison la petite chienne Lisette, que les enfans se disputèrent d’abord, mais que l’aînée céda à sa sœur en disant qu’elle préférait un vieux ami comme moi à toutes les nouvelles connaissances. Lisette fut aimable avec moi, et sa folâtre enfance égaya mon hiver. Elle était nerveuse et tyrannique, elle me mordait cruellement les oreilles. Je criais et ne me fâchais pas, elle était si gracieuse dans ses impétueux ébats! elle me forçait à courir et à bondir avec elle. Mais ma grande affection était en somme pour la petite fille qui me préférait à Lisette et qui me parlait raison, sentiment et moralité, comme avait fait sa grand’mère.

Je n’ai pas souvenir de mes dernières années et de ma mort. Je crois que je m’éteignis doucement au milieu des soins et des encouragemens. On avait certainement compris que je méritais d’être homme, puisqu’on avait toujours dit qu’il ne me manquait que la