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nous demanda si nous n’avions aucun souvenir de nos existences antérieures. — Aucun! — fut la réponse générale. M. Lechien ayant fait du regard le tour de la table, et nous voyant tous incrédules, s’avisa de regarder un domestique qui venait d’entrer pour remettre une lettre et qui n’était nullement au courant de la conversation. — Et vous, Sylvain, lui dit-il, vous souvenez-vous de ce que vous avez été avant d’être homme?

Sylvain était un esprit railleur et sceptique. — Monsieur, répondit-il sans se déconcerter, depuis que je suis homme j’ai toujours été cocher : il est bien probable qu’avant d’être cocher j’ai été cheval !

— Bien répondu! — s’écria-t-on. Et Sylvain se retira aux applaudissemens des joyeux convives.

— Cet homme a du sens et de l’esprit, reprit notre voisin ; il est bien probable, pour parler comme lui, que, dans sa prochaine existence, il ne sera plus cocher; il deviendra maître.

— Et il battra ses gens, répondit un de nous, comme, étant cocher, il aura battu ses chevaux.

— Je gage tout ce que vous voudrez, repartit notre ami, que Sylvain ne bat jamais ses chevaux, de même que je ne bats jamais mon chien. Si Sylvain était brutal et cruel, il ne serait pas devenu bon cocher et ne serait pas destiné à devenir maître. Si je battais mon chien, je prendrais le chemin de redevenir chien après ma mort.

On trouva la théorie ingénieuse, et on pressa le voisin de la développer. — C’est bien simple, reprit-il, et je dirai en peu de mots. L’esprit, la vie de l’esprit, si vous voulez, a ses lois comme la matière organique qu’il revêt a les siennes. On prétend que l’esprit et le corps ont souvent des tendances opposées; je le nie, du moins je prétends que ces tendances arrivent toujours, après un combat quelconque, à se mettre d’accord pour pousser l’animal qui est le théâtre de cette lutte à reculer ou à avancer dans l’échelle des êtres. Ce n’est pas l’un qui a vaincu l’autre. La vie animale n’est pas si pernicieuse que l’on croit. La vie intellectuelle n’est pas si indépendante que l’on dit. L’être est un; chez lui, les besoins répondent aux aspirations, et réciproquement. Il y a une loi plus forte que ces deux lois, un troisième terme qui concilie l’antithèse établie dans la vie de l’individu; c’est la loi de la vie générale, et cette loi divine, c’est la progression. Les pas en arrière confirment la vérité de la marche ascendante. Tout être éprouve donc à son insu le besoin d’une transformation honorable, et mon chien, mon cheval, tous les animaux que l’homme a associés de près à sa vie l’éprouvent plus sciemment que les bêtes qui vivent en liberté. Voyez le chien ! cela est plus sensible chez lui que chez tous les autres animaux. Il cherche sans cesse à s’identifier à moi; il aime ma cuisine, mon fauteuil, mes amis, ma voiture. Il se coucherait