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nous ne nous querellons pas pour si peu ; le premier de tes trois maris avait de la barbe, et cependant tu l’as fait tuer. » Halgerda dit en entendant ces paroles : « Il me servira peu d’avoir épousé le plus courageux des Islandais si tu ne venges ceci, ô Gunnar ! » Gunnar à ces mots quitta la table, et l’entraînant au dehors : « Partons, dit-il ; mieux valait rester à la maison et ne pas venir chez nos amis. Je dois beaucoup à Nial, et ne serai pas ton marteau. » Halgerda en sortant dit à Bergthora : « Souviens-toi que nous ne serons pas quittes de la sorte ! » À quoi Bergthora répondit que son ennemie tirerait de là peu d’avantage.

Nial et Gunnar possédaient ensemble une forêt qu’à cause de leur bonne entente ils laissaient indivise. Chacun des deux amis y coupait selon ses besoins sans même en prévenir l’autre. Halgerda, apprenant un jour qu’un des serviteurs de Nial, nommé Svart, y faisait du bois comme de coutume, appela son intendant Kol, qui était depuis longtemps à son service et qu’on redoutait. Elle lui dit en lui présentant une hache : « Je t’ai préparé du travail : va-t’en au bois, tu y trouveras Svart. — Que lui dirai-je ? — Tu le demandes ? un meurtrier comme toi ! tu le tueras. — Je le ferai, mais je le paierai de ma vie. — As-tu peur ? Ne t’ai-je pas toujours protégé ? J’en emploierai un autre, si tu ne l’oses pas. » Kol prit sa hache, monta sur un des chevaux de Gunnar, et se rendit au bois. Là il mit pied à terre, attacha son cheval et attendit que Svart fût près de lui. Tout à coup, levant sa hache : « Il y en a d’autres que toi, s’écria-t-il, pour bien abattre ! » et il le tua. Aussitôt que Gunnar eut appris ce meurtre, il s’en alla vers Nial : « Nous aurons souvent besoin, dit celui-ci, de nous rappeler notre amitié. » Gunnar paya pour composition la somme fixée par Nial, et ils pensèrent que cette affaire était terminée.

On pense bien que Bergthora ne voulut pas être en reste ; ainsi plusieurs actes sanglans se succédèrent ; des deux femmes, l’esprit de vengeance se communiquait à leurs parens et à leurs serviteurs, et, comme dans les villes italiennes du moyen âge, mais sur une scène plus sombre et plus étroite, les violences échangées entre les deux familles répandaient la terreur. Nial et Gunnar seuls, pendant que tout s’agitait autour d’eux et qu’eux-mêmes étaient obligés de prendre une part dans les entreprises et les passions des leurs, ne laissaient pourtant pas s’ébranler leur amitié. Après chaque meurtre, ils conféraient ensemble et s’acquittaient équitablement l’un envers l’autre, au nom de leur parenté ou de leur clientèle, des wehrgelds fixés par la loi. C’était cette amitié si constante, supérieure aux haines privées, qui augmentait la colère et le dépit d’Halgerda ; elle avait aimé Gunnar, mais sa jalousie l’emportait, et son amour allait se changer en haine, s’il ne se livrait pas entièrement à elle. Le