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de jolis symboles !.. Mais, sapristi, quand le prétendu voit les tisons se raccourcir, il doit passer un vilain quart d’heure !

Nous traversons Vitry-en-Montagne, enfoncé dans son vallon boisé comme une coignée au cœur d’un chêne ; nous grimpons le coteau et nous apercevons de nouveau la vallée de l’Aube à nos pieds. Là-bas, Aulnoy étale ses fermes au revers de la colline ; devant nous, Bay s’étage en amphithéâtre avec la rivière à ses pieds, et sur sa tête, comme un diadème, sa petite église romane ; dans le fond, Auberive repose à l’abri de sa triple enceinte de forêts. L’Aube s’empourpre aux lueurs du couchant, des tintemens de clochettes résonnent sur la route, où passent de lents troupeaux de vaches ; on fauche le regain, et l’odeur du foin nous arrive par bouffées. Tristan et moi, nous faisons halte pour contempler ce petit pays, où nous nous sommes connus et où nous avons passé nos années de jeunesse. — Le parfum de ces foins, dis-je à mon ami, me prend le cœur comme la musique d’un vieux chant de nourrice, entendu tout à coup après de longues années ; il me semble que, moi aussi, je retrouve dans tous les coins de ce vallon des regains odorans de ma jeunesse lointaine.

— Mon cher, répond Tristan, les bonheurs d’autrefois ressemblent à l’herbe des prés ; ils n’ont tout leur parfum que lorsqu’ils sont fauchés et couchés à terre. Du temps que je rimais encore, j’ai fait justement là-dessus des vers qui sont ce soir merveilleusement en situation, aussi vais-je te les dire. — Et, sans attendre ma permission, il commence :

Au premier chant du coq dressé sur son perchoir,
Les faucheurs se sont mis à l’œuvre, et la prairie
Dans la blanche rosée a déjà laissé choir,
Derrière eux, un long pan de sa robe fleurie.

Les bruissantes faux vibrant à l’unisson
Ouvrent dans l’herbe mûre une large tranchée;
Deux robustes faucheurs là-bas, fille et garçon,
Retournent au soleil l’odorante jonchée.

Leurs yeux brillent, l’amour sur le même écheveau
A mêlé les fils d’or de leur double jeunesse.
Et le voluptueux parfum du foin nouveau
A leur naissant désir ajoute son ivresse…

Comme eux, j’éprouve aussi ton mol enivrement,
Fenaison !.. Je revois la saison bienheureuse
Où j’allais par les prés, cherchant naïvement
La fleur qui donne au foin son haleine amoureuse.

Et les herbes tombant au rhythme sourd des faux
M’apportent le parfum des lointaines années
Dont le temps, ce faucheur marchant à pas égaux.
Éparpille après lui les floraisons fanées.