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fleuves dans l’estuaire de la Plata. Grâce à ces deux puissances, cette île est restée à la république argentine avec la faculté de la fortifier, faculté dont elle n’a commencé à user que le jour où le Brésil a sérieusement menacé ces deux cours d’eau. C’est pour élever forteresse contre forteresse que le Brésil a depuis toujours cherché à s’emparer d’un point stratégique qui tînt en échec Martin-Garcia : l’île de Cerrito, qui occupe au confluent du Paranà et du Paraguay une position identique, est entre ses mains, il veut la garder, et pour cela créer aux deux voisins des difficultés inextricables. Arrivera-t-il ainsi à susciter une guerre qui lui permette de maintenir sa situation au centre des républiques du sud ? là est la question. Dix fois déjà depuis quatre ans cette guerre aurait éclaté, si la république argentine avait montré moins de sagesse politique et de fermeté.

En dehors du passé historique et des vieilles querelles qui divisent l’Amérique espagnole et portugaise depuis deux siècles, bien des petits faits récens ont ravivé les hostilités. La république argentine est entrée dans une ère de prospérité subite ; l’émigration laborieuse s’est portée sur son territoire pendant que le Brésil esclavagiste voyait sa population diminuer et se préparer la crise peut-être terrible qu’amènera la liquidation de l’esclavage. Dans le dessein d’arrêter les progrès de sa voisine, le Brésil envoya des agens d’émigration à Buenos-Ayres pour détourner à son profit, sur la foi de promesses de tout genre, le courant de l’émigration européenne : c’était rechercher une occasion de tiraillemens qui pouvaient amener un conflit sérieux ; en même temps, il protestait contre l’établissement de quarantaines imposées aux provenances de Rio pendant la saison de la fièvre jaune, menaçant d’y répondre par une rupture de relations diplomatiques. Tout contribuait ainsi à exciter les esprits, et, sous la menace perpétuelle d’une guerre entre les deux états, à créer une crise commerciale et financière des plus graves.

Quels seraient cependant les résultats d’une guerre dans le Rio de la Plata, il est difficile au plus habile de le prévoir. Il faut se souvenir qu’en 1827 la république était bien petite, et que cependant elle amena le Brésil à accepter la paix après des revers répétés. Qu’adviendrait-il aujourd’hui ? L’énorme matériel de guerre du Brésil suffirait-il à bloquer la Plata, qui a 30 lieues de large à son embouchure, à bloquer même Buenos-Ayres, que les bâtimens d’un fort tonnage ne peuvent pas aborder à plus de quinze milles au large ? Pourrait-il défendre la province de Bio-Grande, séparée seulement de celle d’Entre-Bios par le Bio-Uruguay, et où une invasion de gauchos irréguliers produirait des ravages considérables ?