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à suivre par les temps de stérilité qui règnent, car il était écrit que le fameux songe de Pharaon s’accomplirait aussi pour nous, et qu’aux années d’abondance, représentées par les sept vaches grasses, succéderaient les sept vaches maigres, autrement dit les années de disette. La mélodie, on la délaisse, on passe à côté sans la vouloir cueillir, elle est trop verte comme les raisins, et les infortunés qui en auraient encore soif manquent de souffle. L’âge est venu des épigones, il nous reste ici et là des maniéristes dont la veine s’épuise en quelques mois, des virtuoses de transition ayant de l’esprit et de la main, et qui se noient dès que la mode ne les soutient plus. Les choses qui nous amusent sont des figurines d’étagères accommodées à nos goûts incertains, désœuvrés ; nous en jouissons un moment sans trop nous rendre compte de ce qu’elles valent, et sans que l’idée nous vienne de les emballer pour la postérité, tant nous savons d’avance qu’elles n’y arriveraient qu’à l’état de bric-à-brac. C’est qu’une œuvre d’art ne se recommande pas seulement par les qualités qui la font réussir dans le présent, il en faut d’autres, indépendantes du siècle et du milieu ; un grand artiste crée pour l’éternité en imprimant à son œuvre, en même temps que cet idéal contemporain toujours plus ou moins périssable, le caractère impérissable du beau humain ; la musique de Mozart, la musique de Beethoven, portent cette marque éternelle qui nous frappe également chez la Vénus de Milo en dépit des différences de climat, de religion, de civilisation ; les Grecs l’adoraient comme déesse, nous l’adorons comme chef-d’œuvre, c’est tout un.

Ce rapprochement me ramène à ma thèse. Chaque civilisation n’a qu’un temps dans sa vie pour produire ses chefs-d’œuvre ; de même que la statuaire grecque fut le rêve de l’antiquité, la musique sera le rêve de l’époque moderne. Tous les degrés par où l’une a passé, l’autre à Son heure les a dû franchir. Archaïsme, austère d’abord, élévation, rudesse : période des Eginètes, — de Hændel, de Sébastien Bach ; le style idéal vient ensuite, le beau style : période Phidias-Mozart-Beethoven ; puis arrive le style orné, fleuri, le style riche, « tu fais ton Hélène riche parce que tu n’as point su la faire belle, » phase qui d’ordinaire précède les décadences, et dont le héros parmi nous serait Rossini. En admettant ce que d’ailleurs je crois parfaitement, que la musique soit aujourd’hui un art ayant accompli ses plus belles destinées, sinon un art fini, le mouvement des deux côtés n’aurait guère duré plus d’un siècle et demi, et ce qu’il produisit aura suffi pour tous les temps.


HENRI BLAZE DE BURY.