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plus respectée. « Quant aux Nibelungen, je conserve là-dessus mon scepticisme ; vivre quatre jours de suite dans cette atmosphère, songez-y donc ! Je ne sais au monde que Brendel et Hoplit de constitution à résister à cet assaut-là[1]. »

Depuis que ces lignes furent écrites, Brendel et Hoplit sont morts ; nous n’avions pas l’honneur de les connaître, mais cette manière de quitter l’existence pour se soustraire à si terrible épreuve donnerait à penser que c’étaient deux hommes d’esprit. Un autre homme d’esprit, M. Ambros, ironiste non moins fin que critique habile, considère comme un bonheur pour les excellens rapports de l’Allemagne avec le royaume d’Italie que Lohengrin, représenté à Bologne, n’ait point trop déplu, et, parlant de la régénération universelle dont les fêtes de Bayreuth seront tôt ou tard l’occasion, il ajoute : « Les Grecs eurent leurs jeux olympiques, qui leur servaient à mesurer le temps, nous imiterons cet exemple ; seulement, au lieu de compter par olympiades, nous compterons par bayreuthiades, et nous dirons : Ce fut dans la troisième année de la douzième bayreuthiade que telle chose advint. » Le docteur Carus a constaté l’existence d’épidémies intellectuelles pouvant, comme les autres épidémies, frapper des populations entières ; pourquoi n’inscririons-nous point au nombre de ces phénomènes la wagneriana epidemica, espèce de danse de Saint-Guy et de manie des flagellans ayant sévi de l’année 1864 à l’année… ? » Ce qu’il y a de certain, c’est qu’un médecin, — un Allemand encore, s’il vous plaît, — traitant des maladies nerveuses du présent et de l’avenir, y donne en tout sérieux physiologique la description des ravages produits par la musique de M. Richard Wagner sur les organisations susceptibles. Quelle ressource et quel antispasmodique serait en pareil cas ce Joseph Haydn, tenu en si mauvais renom dans la paroisse, et dont la musique vous réjouit les nerfs comme une abondante et douce rosée de mai, — Haydn, l’aïeul, sinon le père de Schubert !

Cependant, tandis que l’Allemagne opère déjà en sens inverse, les traînards de France et d’Angleterre s’essoufflent à vouloir toujours pousser en sens direct, et ne s’aperçoivent pas qu’ils sont distancés. Que voulez-vous ? l’art qui au siècle passé produisit Don Juan, qui depuis nous a valu Fidelio, le Freyschütz, Euryanthe, Oberon, qui nous donnait hier Guillaume Tell et les Huguenots, cet art-là ne leur suffit point, à ces braves gens consumés de l’amour du vrai ! « Quelle dose de vérité faut-il admettre dans les beaux arts ? grande question ! » disait encore ce Stendhal, qu’il faut toujours citer pour la translucidité de ses perceptions premières. Oui certes, grande question que l’impuissance en s’aidant du sophisme

  1. Voyez les lettres de Moritz Hauptmann à Franz Hauser, t. II, p. 120.