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doctrine du Christ, mais conservaient au fond de leur âme les souvenirs et les admirations de leur studieuse jeunesse, qui, tout en lisant avec ferveur l’Évangile, ne pouvaient entièrement oublier qu’ils avaient commencé par lire Homère et Cicéron.

Ces sentimens n’étaient pas ceux de Tertullien : jamais deux contemporains ne se sont moins ressemblés que Minucius et lui. Ils n’ont rien de commun que l’ardeur et la sincérité de leur foi ; pour tout le reste, ils diffèrent. Cette religion, dont ils souhaitent tous les deux le triomphe avec une égale passion, ils veulent la répandre par des moyens contraires. L’un conseille une sorte d’entente et d’accord avec la société païenne, l’autre exige qu’on rompe avec elle sans pitié, et tient tous ces accommodemens pour des crimes.

Tertullien pourtant, comme Minucius, avait été élevé dans le respect et la pratique des lettres anciennes. Il commença par fréquenter les écoles des rhéteurs et des philosophes et ne dut pas s’y déplaire, car nous voyons que plus tard, devenu jurisconsulte renommé, il ne renonçait pas tout à fait aux jeux d’esprit de sa jeunesse. Il vivait à Carthage, sorte de colonie gréco-romaine au milieu de l’Afrique, très futile à la fois et très lettrée, où la foule passait son temps dans les théâtres, à regarder les pantomimes ou à entendre discourir de beaux parleurs. Parmi cette jeunesse spirituelle et indolente, à laquelle il disait un jour : « C’est votre affaire la plus importante que de n’avoir rien à faire, » et qui occupait ses loisirs à composer ou à lire de petits vers maniérés[1], il s’était fait un nom par de spirituelles boutades. On avait conservé de lui, nous dit saint Jérôme, un ouvrage adressé à un philosophe de ses amis contre les femmes et le mariage, « qui était plein de rhétorique et de lieux-communs. » Il devint naturellement plus sérieux quand il eut embrassé la foi nouvelle, mais il n’alla pas du premier coup à l’extrême ; on a lieu de penser que dans les premiers temps il goûtait assez ce christianisme philosophique qui plaisait tant à Minucius : c’est au moins ce qu’on peut conclure de ce curieux traité du Manteau, qu’il a sans doute composé peu de temps après sa conversion. Voici à quelle occasion il fut écrit : en devenant chrétien, Tertullien avait renoncé à porter la toge pour prendre le pallium, c’est-à-dire le manteau grec, que portaient d’ordinaire les philosophes. C’était un usage assez fréquent parmi les nouveaux convertis, et qui prouve que, dans ces temps reculés, le christianisme et la philosophie se ménageaient encore. Ce changement de costume fit du bruit à Carthage. Beaucoup de ceux que le fougueux

  1. Comme sont par exemple les petits vers d’Apulée sur la poudre dentifrice, de Dentifricio.