Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/479

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’entendait parler que « de la femme libertine. » Proudhon était assurément un fort honnête homme ; était-il un honnête écrivain ? Duquel de ses livres aurait-il pu dire : Ceci est un livre de bonne foi, lecteur ? Les propositions malsonnantes, téméraires, subversives, par lesquelles il a épouvanté les badauds, n’étaient que des artifices oratoires dont il usait pour étonner l’univers et pour y faire du bruit. Il a dit : « La propriété, c’est le vol, » et il a fini par déclarer, en copiant la philosophie du droit de Hegel, que la propriété est le signe visible, tangible et sacré de la personnalité humaine, et que refuser à l’homme le droit de posséder, c’est lui refuser le droit d’avoir une âme. Il a dit que Dieu est Satan, et il a proclamé que l’homme doit chercher le divin, et qu’il ne saurait se passer d’une religion domestique. Il a dit que la concurrence est un brigandage, le commerce un agiotage, l’autorité une oppression, et quelques années plus tard il nous a appris que la concurrence, le commerce et l’autorité sont les élémens nécessaires de la constitution sociale, les forces du monde de l’esprit, de l’ordre économique, et qu’il n’y en a pas d’autres. Il a dit qu’il fallait détruire l’état, il a prêché la sainte anarchie, et des naïfs qui l’en croyaient sur parole ont pris une torche, et, pensant faire acte de philosophes, ils ont couru incendier des palais. Que ne s’étaient-ils au préalable expliqués avec le maitre ? il leur eût représenté doctement que l’anarchie avec un tiret n’a rien de commun avec l’anarchie sans tiret, que les philosophes mettent le tiret, que les incendiaires ne le mettent pas, et que, n’ayant pas la même orthographe, les uns meurent paisiblement dans leur lit et les autres de mort violente causée par un feu de peloton bien nourri. Cela n’est-il pas naturel autant que juste ?

Pour attirer sur leur enseigne l’attention des passans, les entrepreneurs de spectacles forains placent à la porte de leur baraque un tambour, accompagné d’un pitre qui lui donne la réplique. Quand l’impression produite par le pitre et le tambour commence à s’émousser, on fait de temps à autre apparaître aux yeux de la foule ébahie un sauvage à la peau cuivrée, chaussé de mocassins, portant son manitou dans un sac, les bras teints de sang, le chef orné de plumes et d’un hibou empaillé ; par intervalles, il brandit son tomahawk d’un air terrible et pousse d’effroyables clameurs. C’étaient de vrais sauvages de foire que les paradoxes de Proudhon, et ils lui servaient à achalander son établissement. Un jour, on examina de plus près le Huron, on découvrit que sa peau cuivrée n’était pas bon teint, que le rouge en restait aux doigts. On lui ôta son cirage, ses mocassins, ses plumes, son hibou, et on reconnut un Franc-Comtois d’humeur batailleuse et narquoise, qui, prenant en pitié les tours de souplesse de tous les bateleurs de son siècle, s’était fait fort de leur apprendre leur métier. Depuis qu’on ne croit plus au sauvage, on n’entre plus guère dans la baraque ;