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moyens ; il faut employer contre les récalcitrantes la force, la contrainte, au besoin la réclusion. Il n’importe guère que l’homme ait tort ou raison, il est né pour commander, il ne doit souffrir ni reproches, ni objections, et « si la femme lui résiste en face, il doit l’abattre à tout prix. » O naïf Samson, est-il donc vrai que tu n’aies jamais rencontré ta Dalila ? Au surplus, il prévoit le cas ou la contrainte et la réclusion n’auraient pas raison des mauvaises volontés, et il nous propose des remèdes plus décisifs encore. Serrant entre ses dents un couteau qu’il vient de prendre sur l’étal d’un boucher : « Il faut, nous dit-il, exterminer toutes les mauvaises natures et renouveler le sexe par l’élimination des sujets vicieux. » La mesure est un peu violente, elle sera désapprouvée non-seulement par beaucoup d’hommes aimables, qui ne comprennent pas ce que deviendrait ce pauvre monde si on en bannissait le péché, mais par les philosophes aussi, lesquels n’admettent point qu’on résolve les questions sociales à coups de couteau. Sûrement les nègres de la Géorgie dont on vient de découvrir le complot sanguinaire avaient entendu parler du projet de Proudhon, mais ils l’avaient amendé. Ils s’étaient conjurés pour massacrer dans dix-neuf comtés les blancs et les blanches, à l’exception de toutes les jolies femmes, qu’ils se proposaient de conserver soigneusement et de se partager, et c’est ainsi que ces ardens sélectionnistes entendaient travailler à l’amélioration de la race. Des nègres complotant l’abolition de la laideur sont-ils beaucoup plus ridicules que certains moralistes blancs s’érigeant en haut-justiciers des corruptions féminines ? Lorsqu’on a employé sa vie à conspirer contre tous les genres de respect, est-on bienvenu à vouloir couper la tête de toutes les femmes qui ne se respectent plus ? Avant de condamner à mort les pervers et les perverses, vous feriez bien de vous assurer que vous n’avez jamais perverti personne, et que les vents de l’Océan-Pacifique, quand ils passent à Nouméa, n’y entendent pas des voix lamentables qui vous accusent.

Tenter au XIXe siècle de séquestrer la femme, de la réduire à ses fonctions domestiques, de l’emprisonner dans la famille comme dans une enceinte fortifiée, est une vaine utopie que Proudhon lui-même ne prenait pas au sérieux. Au lieu de perdre son temps à caresser cette chimère, il eût mieux fait de définir en philosophe l’action que la femme a exercée dès les origines de la civilisation sur le gouvernement des esprits et des sociétés. « Nous recevons, disait Montesquieu, trois éducations différentes ou contraires : celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle du monde. Ce qu’on nous dit dans la dernière renverse toutes les idées des premières. » Or le monde est en grande partie l’ouvrage des femmes, elles en sont les Lycurgues et les Solons. Étudier leur fonction sociale, en déterminer les caractères, les avantages et les inconvéniens, voilà ce qu’aurait dû faire Proudhon et ce qu’il n’a point fait. Dans son Introduction à la science sociale, M. Herbert Spencer a consacré quelques