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avec son mari. — Il mourra ! gémissait-on à la porte, il mourra… Elle ne permet pas qu’on le soigne.

— Il mourra ! répétait l’écho à droite, à gauche et en haut.

— Cent yeux cherchaient à voir par autant de fentes, cent oreilles écoutaient.

— Que fait-elle ? demanda une vieille qui ne pouvait découvrir aucun trou pour y coller son œil.

— Elle lui donne à boire, dit quelqu’un.

— Elle lui donne à boire ! — Ces mots couraient comme un bruissement de feuilles sèches.

— Et elle le frotte…

— Elle le frotte, se répéta la fourmilière.

— De toutes ses forces.

Une sorte de chant nasal abominable éclata de nouveau. Le chœur reprit : — De toutes ses forces !

Peu à peu un grand silence se fit.

— Est-il mort ?

— Il ne mourra pas, dit la petite femme ouvrant la porte, il est en transpiration, il ne mourra pas.

Baruch dut la vie à sa faible et courageuse femme, il le comprit, mais ne l’en remercia pas d’un seul mot. Il était honteux ; seulement il commença dès lors à lui témoigner plus d’égards. Quelle reconnaissance que celle de Chaike lorsqu’il lui rapporta de son prochain voyage un cornet de bonbons ! À peine osait-elle en manger ; elle tenait le cornet entre ses mains et le regardait avec une joie si enfantine ! Chacun dans la maison, dans la rue, plus loin encore, tous les Juifs du pays, louaient la petite Chaike : — Elle a, disait-on, du courage pour dix hommes.

— C’est une bonne âme, répliquait Pennina, mais bien laide. Un jour, Baruch prit sa femme sur ses genoux comme on fait d’un enfant et la regarda attentivement : — Notre belle-sœur, dit-il, prétend que tu es laide.

— Elle doit avoir raison, répondit Chaike souriant, les yeux baissés.

— Mais non, tu n’es pas bien laide, tu es mal vêtue plutôt. Si tu avais ses robes de soie, son caftan de velours et son diadème…

— Il s’interrompit.

Dans le cours de son premier voyage, il ne prit pas d’eau-de-vie, pas même un petit verre, mais acheta à la Serwanitza[1] toute sorte de belles choses qu’une dame noble avait vendues sans les avoir presque portées. En arrivant, il dénoua le paquet d’un air

  1. Quartier des Juifs à Lemberg.