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tel qu’il était sans sa participation, et que, sans qu’il en fût la cause, il surgissait en lui des volontés qui, malgré lui, attiraient sur sa tête des conséquences terribles. Du blanc au noir, du passif à l’actif, il n’y a pas plus de distance qu’entre ce sentiment-là, qui était toute la religion de la Judée, et ce que l’intelligence grecque y substitue. Sous la baguette de sa métaphysique, la Grèce transforme Jéhovah, le Dieu vivant, en un fait purement externe. — La nécessité suprême qui ne se laisse pas connaître, mais qui se fait sentir dans nos pensées comme dans nos sensations, devient un agent qui agit sur nous et non en nous. La vérité religieuse n’est plus qu’une connaissance à acquérir, qu’une juste définition de ce qui existe en dehors de notre conscience comme de notre expérience.

Bientôt après l’instinct utilitaire et dominateur de Rome élimine l’autre élément du judaïsme. Rome possède ce qui manquait à la Grèce, la notion d’un devoir public : elle a l’instinct social, la raison législative ; mais sa volonté est toute tournée vers les résultats extérieurs, et sa raison ne s’applique qu’à inventer les mécanismes exécutifs qui peuvent-le mieux obliger les individus à pratiquer, en dépit de leurs tendances et de leurs impuissances, le système de conduite qu’elle-même juge le plus avantageux à la communauté.

Tu regere imperio populos, Romane, memento.


La Rome chrétienne s’en souvient si bien que l’église se substitue du même coup à la morale et au sentiment religieux. La foi en la souveraineté immédiate d’une puissance qui regarde aux pensées est remplacée par la foi en une autorité ecclésiastique qui a reçu mission pour dicter seule la loi sur la terre. La conscience d’une nécessité invisible et omniprésente devant laquelle nul ne peut subsister qu’en y conformant ses volontés est remplacée par une législation qui n’impose que des actes, et qui par là laisse à chacun la liberté de rester égoïste par ses mobiles. En un mot, la conversion morale descend sous l’horizon, et en même temps que la religion se concentre dans le devoir de l’obéissance à l’église, la théologie se transforme en un ensemble de promesses et de menaces, en une nouvelle espèce de doctrine qui s’adresse aux désirs et aux craintes pour décider les individus à faire le sacrifice de leur raison et de leur conscience aussi bien que de leurs appétits.

On sait assez que le catholicisme n’est pas sorti de la voie où la Rome d’avant les barbares l’avait jeté, et on sait aussi jusqu’où cette voie l’a conduit. L’autorité avait d’abord enjoint des croyances, et elle a servi la cause du progrès moral aussi longtemps qu’elle a ainsi offert une conception du vrai et du devoir à des êtres qui n’avaient encore que des penchans ; mais, quand les esprits se sont