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sont produites par quelque chose qui agit en nous, qu’elles sont les résultats des fonctions de notre être.

Il est à peine besoin de dire qu’au lendemain des invasions germaniques, ou même avant ce déluge de barbarie, le sentiment des faits d’âme exprimés par la religion traditionnelle ne se trouve plus chez aucun des vivans du jour. Eux, ils sont à l’heure du fétichisme, au moment moral où l’homme est encore sous l’empire exclusif de ses sensations immédiates, et où il se fait à lui-même l’effet d’être purement passif. Pour eux donc, il n’existe en fait que des objets matériels qui leur apparaissent comme animés chacun d’une vitalité particulière, d’une sorte d’âme, et les accidens de leur éducation ou la rencontre fortuite de leurs impressions décident si c’est aux vertus magiques de l’eau, ou au geste d’une vieille femme, ou à tel mot d’un prêtre qu’ils attribueront les guérisons, les morts subites, les épidémies. Et cependant, dès ce moment-là, la tradition d’un Dieu esprit, qui est entièrement en dehors des forces physiques et qui s’appelle le Dieu des vivans, porte coup déjà sur les soi-disant chrétiens qui n’y peuvent encore rien comprendre. Sans doute, quand on leur parle du Dieu des vivans, ils sont à cent lieues d’entendre par-là une nécessité qui agit au sein des êtres pensans. De même que le pouvoir spirituel pour eux n’est plus qu’une certaine classe d’hommes visibles, le Dieu esprit tel qu’ils l’entendent n’est qu’une force matérielle surnaturelle ; c’est un autre agent externe par lequel ils s’expliquent les gros événemens physiques, — les éclipses, les tremblemens de terre. Il n’importe, cette notion mal interprétée ne s’attache que plus fort à eux en se matérialisant ; elle s’incorpore à leurs sensations de tous les jours, et, par leurs sensations, elle décide à l’avance de ce que sera leur imagination, de ce que sera aussi leur intelligence. Elle suffit pour qu’un vague sentiment moral se mêle à leur fétichisme, et pour que leurs amulettes, leurs talismans et leurs indulgences entretiennent chez eux le vague sentiment d’une condition que les hommes eux-mêmes ont à remplir.

Et l’œuvre ainsi commencée ne s’arrêtera pas. Plus tard, — et je pourrais dire en même temps, car chaque époque renferme toujours des groupes inégalement développés, — l’homme du moyen âge commencera à dépasser par son esprit ce que voient ses yeux ; il se sentira capable de désir et de crainte, capable de répondre aux mille influences du dehors par deux volontés fixes à lui. Dès lors il aura ce qu’on appelle de l’imagination, et ce qui n’est que la pensée au service de l’amour et de la haine. Il ramènera tout ce qui frappe ses sens à deux catégories, celles du désirable et du haïssable, et l’univers ainsi deviendra pour lui comme un ensemble