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quadrille la forme d’une proportion arithmétique, et dire : Hermione et Pyrrhus sont les deux moyens dont Oreste et Andromaque sont les deux extrêmes ; Oreste est à Hermione ce que Pyrrhus est à Andromaque. Quel est maintenant le jeu du drame ? Il est tout entier dans le va-et-vient de ces deux moyens termes, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant des deux extrêmes. Tantôt en effet Pyrrhus désespéré se détourne d’Andromaque et revient à Hermione, qui alors se hâte d’abandonner Oreste, et ainsi les deux extrêmes restent seuls, Andromaque avec joie, Oreste avec fureur ; tantôt au contraire l’espoir ramène Pyrrhus vers Andromaque, et Hermione à son tour, désespérée et ulcérée, se retourne vers Oreste pleine de dépit et de rancune d’abord, puis de rage et d’indignation. Ainsi cette savante construction qu’admirait Scribe a tout entière son origine dans l’âme. Aucune invention externe, aucune combinaison matérielle, aucune surprise, tout dans l’âme, rien que dans l’âme : c’est une merveille de l’art dramatique.

Ce qui nous intéresse ici particulièrement, c’est ce que nous avons appelé la loi des contre-coups, loi par laquelle une émotion née dans l’âme d’un personnage se communique, ou en provoque d’autres par contre-coup dans l’âme des autres[1]. D’où part le mouvement ? où est le ressort principal ? Là encore il faut admirer le génie du poète et la science du géomètre psychologue.

On a souvent comparé l’âme à une balance, et les motifs aux poids qui la font incliner. Rien ne rappelle mieux cette comparaison que ce qui se passe dans l’âme d’Andromaque. Deux sentimens égaux en vivacité et en pureté, mais l’un à l’autre contraires, se partagent cette âme exquise aussi noble que tendre : le souvenir de son époux et l’amour de son fils. Amour conjugal, amour paternel, tels sont les deux poids de la balance ; ils montent et descendent tour à tour, car, si Andromaque veut sauver son fils, il faut qu’elle épouse Pyrrhus son vainqueur, qu’elle oublie Hector ; si elle veut rester fidèle à Hector, il faut qu’elle sacrifie Astyanax. Quelle lutte ! combien elle est tragique et neuve ! Ce n’est pas la lutte de la passion avec elle-même, ni de la passion avec le devoir, c’est la lutte de deux sentimens aussi légitimes l’un que l’autre, c’est la lutte de deux devoirs. C’est dans cette lutte, dans ce jeu interne, qu’est le ressort de tout le drame. Hector l’emporte-t-il, Andromaque repousse Pyrrhus ; Pyrrhus revient à Hermione, qui repousse Oreste. Astyanax au contraire est-il vainqueur, Pyrrhus revient à Andromaque et repousse Hermione, qui retourne à Oreste. Enfin se

  1. Cette loi, si nous passons du tragique au comique, pourra s’appeler la loi des ricochets. Picard en a fait le sujet d’une de ses plus jolies comédies.