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qui se rapportent au héros ou à sa famille. On y voit quelle fut la grandeur de cette maison des Doucas, à laquelle il était allié par sa mère et par sa femme, et qui, rattachant ses origines à Constantin le Grand, a donné à la monarchie tant d’illustres généraux et jusqu’à des empereurs. On y apprend quel homme était Andronic Doucas, l’aïeul de Digénis, et son oncle Constantin qui, en 913, osa pénétrer à main armée dans Byzance pour y détrôner Constantin Porphyrogénète et s’emparer de la couronne. Quant au père de Digénis, l’émir d’Édesse, il n’était réellement pas de race arabe. Il était fils de Chrysochir, le chef de ces fameux Pauliciens, manichéens et briseurs d’images, les albigeois de l’Anatolie, qui, poussés à bout par la persécution, ravagèrent l’Orient et firent trembler Constantinople. Chrysochir avait épousé la fille d’un chef arabe ; lorsqu’il fut tué en 873 dans une bataille contre les Byzantins, Mousour, le fils qu’il laissait après lui, fut élevé par sa mère et ses oncles musulmans dans la loi de Mahomet, et se distingua dans les expéditions contre les Grecs. Il changeait de religion sans trop de difficulté, car, fils d’un manichéen, émir musulman, il devient ensuite chrétien par amour. Digénis Akritas, sous le nom que lui donne le poème, est absolument inconnu dans les sources byzantines, à part un poème du XIIe siècle ; mais MM. Sathas et Legrand démontrent clairement que leur héros avait un autre nom. Ni Digénis, ni Akritas, ne sont des noms de famille : c’est plutôt un sobriquet suivi d’un nom de guerre. Le « gardien des frontières » s’appelait Panthérios : c’est ce mot qui, grâce à des corruptions successives, est devenu Porphyre dans une chanson de Trébizonde, Tarfaurions dans le poème persan, et même Pamphile dans une chronique byzantine. Après avoir retrouvé sa véritable appellation, il devenait facile de reconstituer son histoire. Les chroniqueurs nous apprennent que Panthérios fut nommé par son parent Romain Lécapène « domestique des écoles d’Orient, » c’est-à-dire généralissime de toutes les légions d’Asie. C’est lui qui en 941 contribua efficacement à la défaite de 40.000 Russes qui étaient venus par mer assiéger Constantinople : Nestor, le chroniqueur de Kief, s’est souvenu du « domestique Panthir » et de ses troupes d’Orient. C’est lui qui très probablement fit en 944 le siège d’Édesse et obligea l’émir à livrer une image miraculeuse du Sauveur ; mais à la chute de Romain Lécapène, le premier acte de son successeur Constantin Porphyrogénète, fut de signer la destitution de Panthérios : il ne pouvait lui pardonner d’être le neveu favori de ce Constantin Doucas qui avait voulu lui enlever sa couronne. L’inimitié du Porphyrogénète eut des conséquences plus fâcheuses pour la gloire du héros : ce prince, qui rédigea ou fit rédiger un grand nombre d’ouvrages d’histoire, imprima à ces travaux une direction conforme à ses intérêts et à ses passions.