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individuels. On s’y sentait fort loin de Byzance. On se serait cru non pas dans les provinces d’une monarchie policée, mais dans l’anarchie féodale de l’Occident.

Ce milieu héroïque des thèmes anatoliques n’était pas moins propre.que la France des premiers Capétiens à enfanter la grande poésie guerrière. C’est là en effet qu’est née l’épopée de Basile Digénis Akritas. Le nom même du héros résume bien cette civilisation étrange des marches helléniques qu’il est chargé de personnifier. Il s’appelle Akritas, c’est-à-dire le gardien des akra (extrémités ou frontières) ; il s’appelle Digénis, parce qu’il appartient à la fois aux deux races qui étaient là en présence : Grec par sa mère, qui était une Doucas, musulman par son père, l’émir Mousour, prince d’Édesse. Au cycle épique qui se forma autour de lui il ne nous reste que des fragmens. Les uns sont des tragoudia ou cantilènes isolées qui ont déjà été éditées dans divers recueils ; les autres ont pris place dans un grand poème d’environ trois mille vers qui est publié aujourd’hui pour la première fois. On n’en connaît jusqu’à présent qu’un seul manuscrit en langue grecque : c’est celui qui a servi à l’édition. Il appartient à la bibliothèque publique de Trébizonde. M. Joannidis l’avait déjà signalé en 1870 dans son Histoire et statistique de Trébizonde. Il fut envoyé deux ans après à MM. Sathas et Legrand, qui en ont entrepris la publication. Le poème avait une étendue plus considérable ; mais de graves lacunes se rencontrent dans le manuscrit. Sur les dix livres de cette Digénide, il manque notamment tout le premier livre, la moitié du second, un feuillet du septième et la plus grande partie du dixième. Je vais présenter un aperçu d’abord du poème, puis des cantilènes isolées.


II.

Le poème se compose en réalité de deux parties : la première est consacrée aux amours du père et de la mère du héros, la seconde aux exploits de Digénis Akritas. On voit que le rhapsode byzantin avait oublié le précepte d’Horace et qu’il avait une tendance, à reprendre les choses ab ovo. Les premiers feuillets du manuscrit faisant défaut, nous sommes transportés brusquement en pleine action, sur un champ de carnage. Le poème se trouve donc débuter ainsi : « Frappés de stupeur à cette vue, ils étendent les mains, saisissent les têtes des cadavres et regardent les visages afin de reconnaître leur sœur, cette admirable jouvencelle qu’ils recherchaient. Ne la voyant pas, ils ramassèrent de la terre et la répandirent sur les têtes ; puis ils se mirent à pleurer… »

Ceux qui retournent ces cadavres, ce sont les cinq fils du stra-