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nombrables bureaux et chancelleries à l’inertie des citoyens ; ― des artisans qui vivent, au jour le jour de leur petit métier, des gens d’affaires et des gens de plaisir, des industriels et des banquiers, des marchands qui spéculent sur les blés de la Scythie ou les vins de la Grèce. Constantinople n’a donc rien à voir avec la féconde barbarie des âges épiques, avec l’Inde de Rama, la Germanie des Niebelungen, la Cambrie du roi Arthur, la France de l’empereur Charlemagne. Elle est la métropole de ce qui subsistait, encore de culture européenne, la capitale des beaux-arts et des belles-lettres, la reine de la mode et de la cosmétique. C’était là qu’on trouvait la bijouterie la plus exquise, les parfums les plus rares, les moines les plus érudits, les acteurs et les danseuses les plus en renom. Aucun centre analogue ne s’était encore créé en Occident : Rome germanisée ne pouvait plus s’égaler à Byzance ; celle-ci n’avait de rivale qu’en Asie, dans la Bagdad des califes. Constantinople était sans conteste le Paris du Xe siècle : on peut se demander si ses quais de la Corne-d’Or ou sa place Sainte-Sophie étaient plus favorables à l’éclosion d’une épopée que notre place de la Bourse ou le boulevard des Italiens.

Mais Constantinople n’était pas tout l’empire : la civilisation byzantine était loin de s’étendre jusqu’aux limites de la monarchie. Ces habitudes littéraires, ce raffinement de culture, cette administration perfectionnée n’avaient guère de prise que sur les provinces les plus rapprochées de la capitale : la Thrace, les rivages de l’Archipel et de la mer de Marmara, les îles de la mer Égée. Au-delà le rayonnement de ce centre lumineux diminuait, s’éteignait. Sur tous les confins de l’empire, on retrouvait la lutte contre les nomades, la guerre en permanence. Là-bas, à force de combattre les barbares, les représentans de l’hellénisme devenaient de demi-barbare. Ne risquait-on pas chaque jour d’être emmené en esclavage par les Arabes, empalé par les Turcs, étranglé par le lazzo d’un Slave ? Cette existence aventureuse, ces dangers quotidiens, retrempaient les hommes, lavaient ce vernis superficiel de civilisation. Ils oubliaient vite les leçons de l’université, de l’église, du cirque ou du théâtre. Ils vivaient de cette vie héroïque qu’on mène sur les frontières longuement disputées, borders d’Écosse, marches de Germanie, ukraines des pays russes. De Constantinople était parti pour les camps un petit-maître ; au bout de quelque temps il était devenu un héros d’Homère. On grattait le Byzantin, on retrouvait le palikare. Sur les confins du nord, on avait eu à combattre les Huns, les Avars, les Bulgares, les Hongrois, les Russes, les Khazars. Dans la Grèce proprement dite avaient fait irruption les tribus slaves, et un auteur du Xe siècle assure que la Hellade avait perdu sa population hellénique et s’était totalement