Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/924

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Une dernière considération éloigne les musulmans de la naturalisation. L’individu qui change de nationalité sans changer en même temps de pays peut s’exposer au blâme et à la malveillance de la société dont il se retire. Les indigènes éprouvent d’autant plus cette crainte que chez eux, par une confusion dont le langage vulgaire même porte la trace, — puisqu’on appelle deux indigènes non pas des compatriotes, mais des coreligionnaires, — l’idée de nationalité ne se distingue pas de celle de religion. Or, dans les sociétés qui confondent ainsi les intérêts temporels et spirituels, la religion, en vertu de la supériorité de son principe, ramène tout à elle. Il en résulte qu’on transporte dans le domaine séculier l’intolérance inséparable de toute foi religieuse. Il faut peut-être voir dans la crainte de vexations exercées par les coreligionnaires, et qu’il serait fort difficile à l’autorité de prévenir ou de réprimer, quelques-unes des raisons de la modicité du contingent fourni jusqu’ici à notre naturalisation par les tribus. On peut citer des indigènes qui ne croient pas avoir bravé impunément les préjugés de leur entourage. Vers 1868, j’ai connu dans les environs de Sidi-bel-Abbès un fellah riche, considéré, intelligent et quelque peu lettré, nommé Bou-Maza-ben-Youb, qui se fit naturaliser. Quelques mois après, un incendie allumé par une main criminelle détruisit sa récolte. Cet homme ne comptait d’ennemis que du jour où il avait obtenu sa naturalisation ; il accusait un de ses voisins d’avoir commis le crime à l’instigation des notables de la tribu. L’affaire vint en cour d’assises, où l’accusé, contre lequel il ne s’éleva point de charges suffisantes, fut acquitté ; mais à l’audience la victime dénonça tout un système de persécutions organisé contre sa personne et contre les siens, et termina en s’écriant : « Au nom de Dieu, reprenez votre funeste présent, dénaturalisez-moi pour que j’aie la paix. »

Notre naturalisation, qui n’offre donc aux indigènes qu’un intérêt insignifiant ou nul sous le rapport de l’administration locale et de la contribution aux charges publiques, et qui bouleverse leur existence en froissant leurs pratiques séculaires et leurs sentimens religieux, ne leur confère d’autre part que des avantages d’une nature trop abstraite pour qu’ils l’apprécient à sa valeur. Ils y gagnent de devenir uniquement justiciables de nos tribunaux, et d’acquérir la jouissance effective de droits civiques et politiques, comme d’être jurés, électeurs et éligibles aux conseils-généraux et aux assemblées politiques ; mais si les étrangers, sortis pour la plupart de milieux civilisés, et les Juifs, qui forment la partie la plus éclairée de l’indigénat, attachent son prix à l’exercice de tels droits, l’attribution en est indifférente à la majorité des musulmans. Autant par des dispositions naturelles que par l’influence de l’éducation, la