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l’on s’habituait à référer aux rabbins de toutes les contestations entre israélites. Déjà divisés dans l’interprétation de points touchant directement aux dogmes, les rabbins l’étaient bien davantage encore sur le terrain des questions civiles. La législation hébraïque, en dehors de quelques principes fondamentaux incontestés, relatifs au mariage, à la constitution de la famille, à l’ordre de l’hérédité, offre par l’élasticité de ses formules un champ sans limites à la subtile casuistique des docteurs du judaïsme. Nos juges se sentaient souvent fort embarrassés pour prendre parti entre des opinions contradictoires appuyées sur les mêmes textes diversement expliqués. Ne pouvant toujours apprécier la science des commentateurs, ils s’exposaient à accorder arbitrairement leur confiance et à juger mal pour avoir voulu trop bien juger. Parfois ils se trouvaient dans l’alternative de sanctionner des actes condamnés par notre raison et notre morale ou de contrevenir aux avis des rabbins les plus accrédités. La confusion résultant de l’incertitude où l’on était de la volonté du législateur et des contradictions de la jurisprudence rabbinique fournissait aux plaideurs de mauvaise foi une source inépuisable de chicanes. On les voyait dans leurs contestations entre eux et avec les musulmans ou les chrétiens, et sans autre règle que l’intérêt du moment, tour à tour s’appuyer tantôt sur la loi française, tantôt sur les préceptes mosaïques. Si les parties s’accordaient quelquefois sur ce point, le plus souvent elles invoquaient respectivement l’un et l’autre statut, ce qui ajoutait à la difficulté naturelle du procès celle du conflit des législations. Quelques exemples feront comprendre les anomalies de cette situation.

Un israélite réduit sur ses vieux jours à la misère demandait en justice des alimens à son fils. L’obligation de nourrir ses auteurs nécessiteux est, dans nos idées, de droit naturel, antérieure et supérieure à toute question d’état. Le défendeur se prétendait dispensé d’une telle charge par la loi de son statut personnel, dont il se réclamait. Le tribunal consulta les rabbins, qui produisirent à l’audience des textes de docteurs célèbres déclarant le fils tenu de fournir dans l’espèce des alimens à sa table même, mais à la condition que son père lui payât pension comme à un aubergiste, et ne devant rien au-delà. Contre ces autorités, un rabbin obscur affirmait seul et timidement le droit absolu des père et mère indigens à des secours alimentaires. Le tribunal, n’osant donner raison à ce dernier devant la synagogue, jugea selon la loi française.

Un autre israélite réclamait devant la même juridiction à un de ses coreligionnaires le paiement d’une dette. Le débiteur contestait devoir des intérêts, quoiqu’il y eût titre, se retranchant derrière une prescription sinaïtique qui défend le prêt à intérêt entre