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perpétuel changement d’attitudes, une incessante agitation du corps qui s’incline, se dresse, va et vient par toute la chambre, se couche presqu’à terre ou bondit comme pour s’envoler ; un roulement de la voix qui prend tous les tons, parcourt toutes les gammes, tour à tour douce et grave, d’une solennelle lenteur ou d’une volubilité haletante, émue, effrayée, vibrante, allègre comme un éclat de rire, habile surtout à prendre tous les accens, toutes les intonations des personnages que l’admirable conteuse met en jeu. Tout cela est perdu dans le recueil de M. Pitrè, mais la narration suffit pour intéresser les lecteurs les plus exigeans : elle est toujours claire et brève, amusante même dans ses répétitions, elle sait mener de front, sans confusion, deux ou trois récits qui ne se joignent qu’à la fin, et passe à chaque instant sans embarras d’un saut vif et léger, du récit au dialogue. Il est vrai que le patois sicilien donne beaucoup de grâce aux choses les plus simples et de saveur même aux choses les plus fades ; nous n’en regrettons pas moins que la Messia ait négligé d’apprendre à écrire : la Sicile aurait peut-être un romancier.

La Messia n’est pas seule à raconter des histoires. Une femme du même quartier, Rosa Brusca, qui va sur ses quarante-cinq ans, l’égale presque dans les sujets badins : elle tissait de la toile dans son jeune temps, mais elle ne peut guère aujourd’hui que tricoter des bas, car elle est aveugle. Assise dès l’aube sur le pas de sa porte, elle cause et badine avec les passans, leur jette des lazzis ou gronde son mari, qui perd au cabaret ce qu’il gagne au four. Son récit file droit, comme disent les Siciliens, sans hésitation ni digression : peut-être la cécité lui permet-elle une plus grande concentration d’idées. Quant à la gnura Sabedda (la dame Elisabeth), qui possède aussi un riche répertoire de contes siciliens, c’est une bonne servante à laquelle on attribue ce qu’il faut pour gagner le royaume des cieux : cette sainte simplicité donne à ses récits le charme et aussi l’autorité de la candeur. Elle doit avoir cinquante-cinq ans et répète ce que lui a narré son aïeule, qui mourut centenaire. « J’étais alors bien petite,… et elle, la bonne âme, me disait : — Souviens-toi de la mère-grand et de ses contes, et quand tu seras belle grande, tu les conteras aussi, toi. » M. Pitrè cite encore beaucoup de narrateurs des deux sexes qu’il trouve médiocres, ou du moins inférieurs ; les mieux doués sont ceux ou plutôt celles que nous venons de nommer. Les femmes l’emportent de beaucoup sur les hommes : elles ont plus de charme et d’imagination, sans doute aussi plus de temps, peut-être encore (en Sicile au moins) plus de langue.

Mais c’est assez parler des narrateurs, il est temps d’en venir aux narrations. Ce qu’on y rencontre tout d’abord, c’est la fantaisie et le merveilleux ; nous avons là des contes et nullement des nouvelles.