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qui avait renversé tant de princes légitimes, assiégé et détrôné son propre neveu, et fait asseoir auprès de lui, dans les carrosses du roi, Garibaldi en chemise rouge !

Les défaillances et les remords à ce sujet étaient très sincères, quoi qu’on en ait dit, et il ne fallait rien moins que l’art merveilleux de M. de Bismarck pour triompher à la longue de ces syncopes de la « mission, » pour opérer ces tumeurs de la conscience. « Voilà mon médecin ! » devait dire un jour à une princesse russe qui le félicitait de sa bonne mine le vieux monarque de Prusse en désignant son premier ministre[1]. La difficulté d’entraîner le roi, de triompher de ses superstitions, de ses anciennes idées, de ses scrupules légitimistes, — ces mots reviennent sans cesse à la bouche de M. de Bismarck dans les entretiens confidentiels du printemps 1866, que les précieux rapports du général Govone ont si heureusement conservés pour la postérité. Assurément, en étudiant ces rapports, ainsi que les autres dépêches que M. le marquis La Marmora a bien voulu livrer au public, on peut se donner le spectacle d’une comédie à cent actes divers, tous peu faits pour honorer la nature humaine ; on peut s’y demander qui l’emporte en duplicité de langage et en œs triplex du front, des petits-fils de Machiavel ou des héritiers de l’ordre teutonique ; on peut y admirer comment, pour employer une expression ingénue du négociateur italien, la vipère méridionale tâche de mordre le charlatan du nord, et le charlatan de mettre son pied sur la vipère[2]. Ce qui toutefois est le plus curieux et le plus instructif dans ces documens, c’est de voir la quantité de choses que le président du conseil de Prusse est parvenu dans ce court espace de quelques mois à faire apprendre à son royal maître, la quantité plus grande encore qu’il a su lui faire oublier. Un de ces oublis les plus remarquables sans contredit est certaine parole d’honneur transmise en juin 1866 par une personne très auguste à l’empereur François-Joseph, qu’il n’y avait aucun traité de signé avec l’Italie[3], alors que ce traité, un traité d’alliance offensive et défensive en bonne et due forme, comptait à ce moment déjà deux mois d’existence, qu’il avait été signé le 8 avril à Berlin par les plénipotentiaires respectifs, ratifié par le roi d’Italie à Florence le 14, et ratifié ensuite le 20 par le roi de Prusse à Berlin…

A côté de l’Italie officielle, le ministre de Guillaume Ier eut soin

  1. George Hesekiel, III, p. 271.
  2. E la vipera avrà morsicato il ciarlatano. Dépêche du général Govone du 15 mars 1866. La Marmora, p. 88.
  3. C’est la reine Augusta qui l’avait affirmé dans une lettre à l’empereur d’Autriche, en disant avoir reçu à cet égard la parole d’honneur de son royal époux. Voyez la curieuse dépêche de M. Nigra du 12 juin 1866, ainsi que le télégramme du général La Marmora du même jour. La Marmora, p. 305 et 310.