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depuis une dépêche fameuse, mortelle pour le Danemark, que lord John Russell, dans un moment d’inconcevable étourderie, avait lancée de Gotha le 24 septembre 1862, — le jour précisément de l’arrivée de M. de Bismarck au ministère ! Les états secondaires, la diète de Francfort et M. de Rechberg lui-même étaient devenus très ardens et faisaient assaut de patriotisme allemand dans cette cause de Slesvig-Holstein, cause qu’ils croyaient au fond chimérique, et par laquelle ils entendaient seulement embarrasser la Prusse, la convaincre de « tiédeur nationale. » La tentation devenait grande de prendre au mot les états secondaires, la diète de Francfort, voire l’Autriche, de les entraîner contre le Danemark dans une guerre qui doterait la Prusse du magnifique port de Kiel et lui permettrait en outre de faire l’essai de « l’instrument » que le roi Guillaume Ier « perfectionnait » depuis quatre ans,… pourvu que la guerre pût être localisée et que les puissances européennes ne voulussent pas se mettre en travers comme en 1848 ! Le président du conseil à Berlin ne désespérait pas complètement d’y arriver par des manœuvres patientes et savantes. Il comptait sur l’amitié du prince Gortchakof, sur diverses constellations politiques, enfin sur la confusion étrange, et, pour parler avec Montaigne, sur « le grand tintamarre de cervelles » que certains principes de droit nouveau et de nationalité avaient introduit dans telle chancellerie du continent. Il se disait parfois que dans cette grave entreprise il pourrait bien n’avoir en définitive pour adversaire convaincu que ce bon lord Russell, qui, après sa fatale dépêche de Gotha, s’était de nouveau ravisé, s’était même constitué l’avocat, le protecteur et le mentor du malheureux gouvernement de Copenhague : un tel partner n’avait pas de quoi trop effrayer le preux chevalier de la Marche.

Dans les premiers temps toutefois, et tant que durèrent les négociations sur la Pologne, le chevalier de la Marche crut devoir user de prudence et jouer devant le cabinet de Saint-James à l’indifférence extrême au sujet de cette affaire « vexante » des duchés. Rien n’est plus instructif que de suivre dans les state papers ainsi que dans les documens communiqués au Rigsraad les épanchemens intimes et presque journaliers par lesquels M. de Bismarck était parvenu à persuader jusqu’à la dernière heure non-seulement à lord Russell et à son envoyé sir A. Buchanan, mais bien aussi à M. de Quade, le ministre danois près la cour de Berlin, que cette question du Slesvig-Holstein était une marotte des états secondaires et de l’Autriche, que la Prusse était loin de partager ces effervescences et ces concupiscences tudesques et qu’elle faisait son possible pour les calmer, pour les éconduire ! Le 14 octobre 1863, quinze jours après que la diète de Francfort eut décrété l’exécution fédérale dans