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des discours, fêtés par des toasts, félicités par des télégrammes, et, quelque répugnance que, dût éprouver dans son for intérieur le descendant des Rourik et le nourrisson des humanités classiques à être ainsi constamment accolé à un journaliste furibond et à un effroyable bourreau, il en fit le sacrifice à son amour du pays et de la popularité. Dans son empressement bienveillant à accueillir les hommages qui lui venaient de toutes parts, il s’oublia même un jour jusqu’à remercier avec le sourire stéréotypé la noblesse allemande des provinces baltiques d’un diplôme de citoyen honoraire qu’elle lui avait envoyé, et le parti national lui reprocha avec une certaine amertume le « ravissement coupable » auquel il s’était laissé aller à cette occasion. Alexandre Mikhaïlovitch eut tous les honneurs de la triste campagne de 1863 ; les profits en revinrent à un autre, à l’ancien collègue de Francfort, au président du conseil de Berlin, qui devait y trouver une base solide et assurée pour toute une grande stratégie dans l’avenir. Voici en effet comment se présentait, au point de vue des intérêts et des espérances de la Prusse, le bilan de la situation que venait de créer, vers la fin de 1863, la grande remontrance européenne dans les affaires de Pologne : la béate quiétude de l’Angleterre était dûment constatée ; la France et la Russie étaient brouillées désormais, et d’une manière irréparable ; les ressentimens contre l’Autriche étaient devenus plus vifs que jamais à Saint-Pétersbourg, et plus que jamais aussi le ministre prussien avait le droit de compter sur l’amitié reconnaissante, sur le dévoûment à toute épreuve du prince Gortchakof ; enfin il n’était pas si difficile de prévoir qu’après son éclatant échec de Varsovie le césar du droit nouveau aurait hâte de reporter ses regards sur Venise, de vouloir « faire quelque chose pour l’Italie, » et favoriserait d’autant plus bénévolement « une jeune puissance du nord « dans ses entreprises contre le Habsbourg, que déjà l’idéologie napoléonienne avait depuis longtemps assigné à cette jeune puissance « de grandes destinées en Allemagne… »

Ce serait cependant faire trop d’honneur au génie humain que de supposer à M. de Bismarck une vue dès l’abord très claire et précise de toutes ces conséquences favorables, prodigieuses même, que devait amener pour lui la fatale insurrection de Pologne. Bien des circonstances sembleraient indiquer plutôt que, dans les commencemens surtout, le ministre prussien n’ait fait que tâtonner et chercher sa voie dans une direction quelque peu aventurée et par des chemins de traverse. Chose curieuse, et qui devrait peut-être donner à réfléchir encore aujourd’hui, M. de Bismarck, qui avait certes bien étudié la Russie, qui l’avait habitée pendant plusieurs années et venait à peine de la quitter, paraît avoir très