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aussi bien aux émotions irréfléchies du dedans qu’aux excitations intéressées du dehors. Encore le 5 février, après l’explosion déjà du funeste soulèvement, M. Billault, le ministre orateur au sein du corps législatif, qualifia durement l’insurrection polonaise comme l’œuvre des « passions révolutionnaires, » et insista avec force sur le danger « des paroles inutiles et des protestations vaines ; » mais le langage bruyant des ministres anglais, l’attitude énigmatique de l’Autriche, et en dernier lieu la convention militaire que conclut M. de Bismarck avec la Russie (8 février 1863) et qu’il fit sonner bien haut, finirent par l’emporter. Après avoir tant fait depuis sept ans pour gagner la « cordialité » russe, après lui avoir sacrifié presque tous les fruits de la guerre d’Orient, Napoléon III renversa brusquement un échafaudage si laborieusement construit, et se mit en quête d’organiser contre le gouvernement du tsar une grande remontrance européenne dont le premier et terrible effet fut tout naturellement de grossir en Pologne le torrent de sang et de larmes. Le cri général à Varsovie devint dès lors qu’il fallait faire « durer » l’insurrection pour justifier l’intervention de l’Europe[1], qu’il fallait laisser couler le sang polonais tant que coulerait l’encre sympathique des chancelleries. On connaît l’issue déplorable de cette grande campagne diplomatique, qui dura neuf mois et ne servit qu’à démontrer le profond désaccord des puissances de l’Occident. L’ingérence étrangère blessa la Russie dans son orgueil et la poussa à entreprendre contre la nationalité polonaise une œuvre d’extermination générale, méthodique, implacable, et qui ne s’est plus ralentie depuis.

Si peu sérieux au fond, si frivole même que fût le tournoi diplomatique des puissances occidentales en faveur de la Pologne, les Russes n’en crurent pas moins avoir été menacés un moment d’un péril extrême et n’y avoir échappé que grâce à la fermeté de leur ministre « national, » à son courage patriotique, à ses dépêches habiles, dignes et vigoureuses. Certes le ministre est humainement très excusable de n’avoir pas protesté contre une croyance aussi flatteuse : il se laissa faire, il se laissa dire qu’il avait repoussé une nouvelle invasion et « vaincu l’Europe : » scripsit et salvavit ! Il fut nommé chancelier, il reçut les ovations enthousiastes de ses compatriotes, il devint l’idole de la nation à côté de M. Katkof et du sanguinaire Mouravief. Pendant toute une année, il ne se passa pas un seul banquet dans le coin le plus obscur de la Russie sans que ces trois noms « sauveurs et bénis » y fussent célébrés par

  1. « L’insurrection polonaise, à laquelle sa durée imprimait un caractère national, » devait dire l’empereur Napoléon III lui-même dans son discours du 5 novembre 1863.