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l’on ne puisse toucher l’Angleterre de manière à la faire crier dans le palais de Westminster ? Voilà ce qui mêle depuis quelque temps un peu d’amertume au goût qu’ont les Anglais pour les nouvelles étrangères ; la peur des incidens fâcheux empoisonne les plaisirs de leur curiosité. Ils sont toujours sur le qui-vive, la nature leur ayant refusé cette douce faculté de l’illusion qui sert à d’autres peuples à oublier les mauvaises chances de l’avenir. Pendant que son armée était aux prises avec les Lombards, le roi des Hérules, assis dans sa tente, jouait paisiblement aux échecs. Il avait menacé de mort quiconque lui apporterait la nouvelle d’une défaite, Perché sur la cime d’un arbre, son guetteur suivait des yeux le combat et s’écriait : Nous sommes vainqueurs. L’instant d’après, le royal joueur d’échecs voyait sa tente envahie par les Lombards et tombait sous leurs coups. L’Angleterre ne ressemble point au roi des Hérules, elle ne peut souffrir qu’on la trompe, elle ordonne à ses guetteurs de lui dire la vérité, toute la vérité ; mais, quand ils se permettent de lui annoncer que les Chinois méditent une expédition contre son bon ami l’émir de Kaschgar, ou que sir Douglas Forsyth a complètement échoué dans sa mission auprès du roi de Birmanie, bien qu’il ait poussé la condescendance jusqu’à déposer ses souliers à la porte du palais, quand ces prophètes de malheur affirment en hochant la tête que l’échec de sir Douglas pourrait bien réduire le gouvernement des Indes à la fâcheuse nécessité de déclarer la guerre au Birman, — l’Angleterre ne peut se défendre d’un accès d’humeur, elle crie haro sur les alarmistes. Puis, s’adressant à l’univers, elle lui représente qu’étant satisfaite de son sort, elle a le droit de s’étonner que tout le monde ne soit pas content ; elle se plaint amèrement des faiseurs de projets, des amateurs de nouveautés et de toute la race dangereuse des brouillons ; elle déclare que le devoir de tout peuple chrétien, musulman ou bouddhiste est de se reposer dans sa vigne, à l’ombre de son figuier, et d’y vivre de la vie des justes. Faisant ensuite un retour sur elle-même, elle se dit que les dangers incertains du lendemain ne doivent pas l’empêcher de jouir des douceurs certaines du jour présent, et elle se crée de parti-pris une sorte de bonheur maussade et bourru, troublé par de sourdes appréhensions, mêlé peut-être de secrets remords, et qui est un phénomène psychologique fort curieux à étudier.

Rien n’intéresse, rien ne préoccupe plus vivement les Anglais que tout ce qui concerne le grand empire de plus de 80 millions d’habitans dans lequel on parle, dit-on, cent quinze langues, et qui dispute à la Grande-Bretagne la domination de l’Asie. Cet empire tient une place importante dans leurs pensées ; ils cherchent à deviner ses desseins, ils épient ses moindres mouvemens, ils commentent ses moindres paroles, ils écoutent son silence. L’aigle russe à deux têtes a une inclination toute particulière pour les mers qui ne gèlent pas, et cette inclination, que