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un autre s’avance devant l’ancien et l’ancienne et se met à tourner comme un derviche, ou bien encore un conseil, un avertissement venant du monde invisible part de la bouche de quelqu’un ; il arrive aussi que tel esprit demande des prières, et alors l’assemblée tout entière s’agenouille. En priant et en dansant, les shakers étendent leurs mains devant eux pour recueillir les bénédictions ; de même, lorsqu’un shaker sollicite des prières, les autres font le mouvement de pousser devant lui ce qu’il désire. Tout ceci s’exécute avec beaucoup d’ordre et de précision.

Quiconque veut devenir shaker doit, après un assez long noviciat, arranger ses affaires et ne rien laisser en souffrance derrière lui. Il faut qu’il paie ses dettes, qu’il obtienne le libre consentement de sa femme, ou, s’il s’agit d’une femme, qu’elle obtienne le consentement de son mari à la séparation obligatoire ; il faut enfin assurer le sort des enfans, soit qu’ils entrent dans la société, soit qu’ils restent dans le monde. C’est un principe de foi que ceux qui sont reçus comme membres de l’église se consacrent avec tout ce qu’ils possèdent au service de Dieu pour toujours. En conséquence, le néophyte apporte avec lui sa fortune ; mais, tant que durent les épreuves, il ne la donne pas sans réserve. Pourvu qu’il travaille et ne demande point d’intérêts ni de salaire, on lui permet de rester (il y a des shakers d’hiver qui s’en vont après la mauvaise saison) ; mais, quand il se décide à entrer dans la plus élevée des deux classes de la société, celle qu’on nomme l’ordre de l’église, force lui est de donner jusqu’au dernier sou sans possibilité de jamais rien reprendre.

Ce fut par une froide journée de décembre, raconte M. Nordhoff, que je fis ma première visite à une famille de shakers. J’étais attendu, la porte s’ouvrit au moment même où je l’atteignais, un frère prit, en me saluant sans prononcer un mot, le sac que je tenais, et me fit signe de le suivre. Nous traversâmes une galerie où de nombreuses chevilles maintenaient des chapeaux, des manteaux et des châles accrochés au mur, puis une salle à manger vide et enfin une cour de derrière par laquelle nous gagnâmes une autre maison. Là, mon guide me souhaita la bienvenue dans la salle des visiteurs. « C’est ici, ajouta-t-il, que vous resterez ; un frère viendra tout à l’heure s’entretenir avec vous. » Il me laissa seul, et j’examinai à loisir la chambre où je me trouvais : un peu basse de plafond, elle était chauffée par un calorifère d’un modèle particulier, et n’avait en fait de meubles qu’une demi-douzaine de chaises, un lit ou plutôt un cadre susceptible de se replier durant le jour, un miroir, un crachoir et une table. Le plancher, d’une propreté hollandaise, était couvert de tapis non cloués, car les trembleurs ne redoutent rien autant que la poussière et ne lui