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quelque peu intense que soit sa flamme intérieure, elle lui suffit, et ce qui m’en reste, à moi, ne sert plus qu’à me consumer. »

Pierre ferma son carnet et le remit dans sa poche. Il demeura quelques instans en contemplation devant les libellules qui se poursuivaient sur les eaux frissonnantes du ruisseau. Il remarqua l’affinité qui existe entre les ailes de ces beaux insectes et la couleur irisée des eaux courantes. Il trouva aussi une relation entre le mouvement des petits flots et les gracieuses saccades du vol de l’insecte. Il rouvrit son carnet, ébaucha quelques vers assez jolis, où il appelait les libellules filles du ruisseau et âmes des fleurs ; puis, haussant les épaules, il biffa sa poésie et reprit le chemin de Dolmor en se disant qu’il avait fait une promenade sans profit et sans plaisir, mais au moins sans fatigue et sans contrainte. Cela valait toujours mieux que les longues courses autrefois fournies à travers la puanteur et la poussière de Paris avec un travail insipide pour but. Dans ce temps-là, bien près de lui encore, combien de fois ne s’était-il pas dit, en entrant dans une étude poudreuse ou dans un comptoir sombre : — Mon Dieu ! un arbre au bord de la Gouvre et le loisir de regarder courir son eau claire !… C’est bien peu, ce que je vous demande, et vous me le refusez !

— Je suis un ingrat, se dit-il en marchant. J’ai ce que je rêvais et je ne m’en contente pas.

Quand il fut arrivé au tournant des roches, il marcha encore d’un pas pressé, les yeux fixés à terre, attentif à une mouche, à un brin d’herbe, se disant que partout, sur ces jolis sentiers de sable fleuris de bruyères roses et de genêts sagittés, il pouvait contempler un poème ou surprendre un drame, tandis que sur le pavé des grandes villes il n’avait vu que de la fange ou des immondices. — Et puis sa pensée fit une excursion sur les hautes montagnes, il revit les neiges diamantées par le soleil, les aiguilles de glace bleues sur le ciel rose,… et tout à coup, croyant être arrivé à la porte de son chalet, il s’aperçut de sa méprise. Il avait, au tournant des roches, pris sa gauche pour sa droite, et il se trouvait à la porte de Validat, le domaine habité par Marianne.

VII.

Validat était une métairie bien tenue pour le pays et pour l’époque, ce qui n’empêchait pas le fumier de s’élever du milieu d’une mare de purin sans écoulement, et l’intérieur des métayers d’être envahi par les animaux de la basse-cour. C’était l’époque de l’année où les bœufs ne labourent plus et ne vont pas encore au pâturage. Les fauchailles n’étaient pas commencées. Pour désennuyer ces bons animaux, on les laissait se promener dans la cour dont on avait