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UN POÈTE RÉPUBLICAIN SOUS NÉRON.

cer par Napoléon. Lucain y a vu la matière de trois amplifications : sur la tempête et l’inondation, sur la soif des pompéiens, et, dans l’intervalle, sur un accord momentané des deux armées. Tous les artifices de la poésie déclamatoire y sont consciencieusement employés, il y a même dans le détail des faits un certain degré d’exactitude ; mais les rapports qui les unissent, cette action qu’ils forment et qui a ses phases, sa crise, sa péripétie, l’émotion qui les anime et surtout la pensée de l’homme supérieur qui les domine et les conduit, ont complètement disparu. Quel vide ne fait pas dans la Pharsale cette absence du vrai César !

Quand on voit ces altérations profondes des personnages et des faits, on a peine à comprendre qu’on ait pu reprocher à Lucain d’être trop historien. C’est le reproche contraire qu’il mérite, s’il est vrai que l’histoire est autre chose que la notation exacte des faits, des temps et des lieux. Les mots de Voltaire, une gazette pleine de déclamations, — de la sécheresse cachée sous de l’enflure, ne conviennent que trop bien à la plus grande partie du poème, et ces énormes défauts sont incontestables : il suffit d’ouvrir les yeux et de regarder. Aussi ce qu’on se proposait ici, c’était moins de les signaler que de montrer comment ils sont aggravés par le républicanisme du poète, ou pour mieux dire par son genre de républicanisme, car le tort de Lucain est non pas d’être républicain sous Néron, mais de l’être de manière à fausser l’histoire et à faire douter de sa sincérité.

Voilà donc à quoi aboutit ce grand effort du meilleur poète de l’épopée latine après Virgile, du chef de l’épopée purement romaine : une œuvre où le talent abonde, mais fausse, fatigante et déplorablement au-dessous du grand sujet que l’auteur a prétendu traiter. La décadence a-t-elle donc été si rapide et si profonde depuis le siècle d’Auguste ? Oui, et cependant telle est dans la suite des siècles la rareté des génies poétiques, que la place de Lucain reste encore honorable. La pensée première, des élans généreux, des traits en quantité, un certain ordre de qualités ou même de défauts poétiques soutiennent et font vivre ce poème si imparfait. Il a pu séduire le génie à la fois naïf et cherché du grand Corneille. Cependant aujourd’hui la critique ne peut guère hésiter dans ses conclusions. Lucain est de cette race d’hommes de talent incomplets et non perfectibles, qui ne peuvent sortir d’eux-mêmes par infatuation ou par une incurable faiblesse originelle. C’est ce qui fait que son imagination est vive et impuissante. Il est indissolublement lié à certaines formes de la pensée et du style qui se sont moulées sur son esprit. Ce dur relief, ces saillies heurtées, ces plis contournés, ces surfaces étroites, c’est son goût, c’est sa nature ;