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dace destructive ou comme la brillante incarnation d’une providence sans scrupule, mais aussi les historiens les plus sérieux. En réalité, dans cette grande époque à laquelle il appartient, il n’y a rien de plus grand que César. Qu’on lise seulement Plutarque, on est ébloui, comme l’a été Plutarque lui-même, peu enthousiaste par tempérament et dont l’admiration pour les grandes choses n’a rien de profond. On se sent en face d’une nature et d’un temps qui depuis n’ont pu avoir d’analogues. Dans les mœurs de cette société où se forme et réussit presqu’un complot aristocratique comme celui de Catilina, dans les aventures et dans la destinée de César, il y a quelque chose d’immense qui dépasse la portée de notre esprit et de notre imagination. Qu’était-ce chez lui que la passion, qu’était-ce que l’ambition, qu’était-ce que l’intelligence ? Nous ne pouvons nous le figurer. Nous entrevoyons quelques traits extraordinaires : son audace en tout, dans la politique, dans la guerre, dans sa vie, dans ses dettes ; par-dessus tout sa volonté. L’activité et le courage de ce délicat souvent malade, sujet à l’épilepsie, sont presque incroyables. Il réunit les extrêmes. Il ne recule pas devant des exécutions terribles, et il montre une incontestable magnanimité. Puissant politique et grand capitaine, il est homme d’esprit ; c’est un orateur, c’est un écrivain de premier ordre. Quel magnifique sujet pour un poète, pour un historien, pour un moraliste ! Or telle est la triple prétention de Lucain : que fait-il pour la justifier ?

Il a bien par momens l’instinct que César est le véritable héros du sujet ; il va même dans un élan de vanité poétique jusqu’à se donner pour l’Homère de ce nouvel Achille. César, heureusement pour lui, était de force à se défendre contre un pareil chantre, car nous le voyons étrangement défiguré dans le petit nombre de traits grossiers qui ont suffi à ce poète-historien. César, c’est, en deux mots, un soldat formidable envoyé contre le monde par le génie de la destruction. Ajoutons qu’il y a chez lui une impétueuse activité, une témérité aventureuse, une cruauté sanguinaire, une inflexible volonté, un immense orgueil. Quoi encore ? il est hypocrite au besoin, témoin ses larmes feintes sur la tête de Pompée, et dans l’occasion il cède à la volupté, témoin son amour pour Cléopâtre et les imprudences où cet amour l’entraîne. N’y a-t-il donc rien pour les qualités de l’esprit ? Contre toute attente, il est possédé d’une vive curiosité scientifique : pour voir les sources du Nil, « il sacrifierait jusqu’aux plaisirs de la guerre civile, » et au milieu de ses batailles il songe à la réforme du calendrier. Voilà tout entier, moins nombre de beaux vers, le César de la Pharsale. Le tacticien de génie, la grande et délicate intelligence, le vainqueur généreux des guerres civiles, sont supprimés ou même outrageusement travestis.

Ce jugement ne souffre pas d’atténuation ; la vérification en serait