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UN
POÈTE RÉPUBLICAIN
SOUS NÉRON

L’histoire des mœurs sous l’empire romain est pleine de contradictions, et ces contradictions sont d’autant plus grandes que les empereurs sont plus mauvais. Plus en effet la tyrannie s’aggrave, plus la violence envahit le monde intérieur de la pensée et du sentiment, pour y porter le trouble et en détruire l’équilibre. Au désordre social répond dans la vie morale un défaut de calme et de stabilité : les âmes s’abandonnent ou s’exaltent, le bien chez les faibles se heurte au mal, et le jugement est livré à l’incertitude. Ainsi s’expliquent sous Tibère, sous Caligula, sous Néron, ces contrastes entre la lâcheté et les passions honteuses qui dominent et les exemples de noblesse et d’héroïsme qui au même moment relèvent l’humanité. C’est le propre des temps agités de mettre ainsi à nu la faiblesse et l’inconsistance morale des peuples et des hommes. Figurons-nous quels troubles en ce genre pouvait produire l’énormité de la tyrannie sous un fou capricieux comme était Néron ! Pour nous aujourd’hui, le témoignage le plus expressif de l’incohérence intellectuelle et morale qui caractérise cette débauche de quatorze ans dans la toute-puissance, c’est la Pharsale de Lucain, ce poème républicain sans mesure et sans proportion où la vraie grandeur se fait jour par instans au milieu de l’énorme et de l’étrange, où des accens sincères se mêlent à la plus fausse déclamation, où d’un scintillement perpétuel et d’une sonorité fatigante s’élancent parfois d’admirables rayons et de magnifiques harmonies, enfin ce poème républicain entrepris par le favori et sous les auspices du prince. C’est ce dernier fait qui paraît d’abord le plus surprenant.