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pleut ou que le temps fraîchisse, la tonte est nécessairement arrêtée, et les fêtes redoublent. A l’automne commencent les grands abatages de moutons dans les fonderies de suif. En 1869, ils s’élevèrent jusqu’à 10 millions de têtes, à la suite d’une baisse subite du prix de la laine sur les marchés d’Europe ; depuis il y a eu un très grand ralentissement dans ces travaux : le haut prix de la laine a élevé le prix de la brebis, la consommation toujours croissante de la ville de Buenos-Ayres et l’exportation des animaux sur pied pour le Brésil ont imprimé un tel mouvement de hausse des prix que la fabrication du suif a été fortement atteinte. Ce débouché restera toujours ouvert pour le trop-plein des troupeaux, mais il était peu avantageux pour l’éleveur de n’en pas avoir d’autres. Dans cette année 1869, le prix du mouton, qui dix ans auparavant était de 8 à 10 francs, était tombé à 3 et 4 francs ; aujourd’hui, même après la tonte, les moutons gras ne valent pas moins de 9 à 12 francs, c’est une augmentation de valeur d’au moins 500 millions de francs pour l’ensemble des troupeaux de la république, que l’on peut estimer à 70 millions de têtes.

Après ces détails donnés sur cette modeste et riche industrie, on comprendra facilement que les mines et les aventures du mineur soient délaissées dans un pays où sans travail, presque sans premier capital, mais avec la résolution de supporter une vie oisive et rude, un homme a devant lui un horizon certain de bien-être et de fortune. On a vu quelques déclassés venir chercher dans cette existence la satisfaction de leurs désirs ambitieux et y réussir, mais en réalité ils sont rares. Le succès sur la terre d’Amérique appartient à ceux qui consentent à refaire leur personnalité, en constituant des débris de l’Européen un homme nouveau, à s’américaniser, mot nécessaire pour exprimer cette transformation curieuse que subît celui qui a passé l’Océan. A vivre au milieu de cette société en formation, l’Européen, oubliant le vieux monde, ses traditions, sa routine, retrempé dans un individualisme absorbant, acquiert une énergie spéciale, dominé qu’il est par la doctrine de l’intérêt personnel, loi générale à laquelle il essaierait vainement de se soustraire. Si l’on veut s’expliquer la raison de cette transformation, on la trouvera dans l’esprit de retour, mobile que ne connaît pas l’homme sédentaire, dont la vie plus ou moins heureuse est fixée là où il est né et qui peut accepter la médiocrité, qui, pour l’émigrant, contient une menace d’exil perpétuel.

Le sol d’Amérique influe différemment sur les différentes catégories d’émigrans : inutile de dire que les dix années de collège, bagage du bachelier, lui seront d’un mince profit, que l’étranger lettré, à quelque degré qu’il le soit, n’a de rang à prendre dans la