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insuffisans, il ne paraît pas qu’aucune de ces tribus ait jamais connu l’anthropophagie..

L’Espagnol étonna ces peuplades par l’usage qu’il faisait du cheval ; la vue de ce superbe auxiliaire de l’homme ne contribua pas peu à leur faire comprendre, que la pampa appartenait aux dompteurs de ces animaux, et, quand après des luttes sanglantes elles se retirèrent devant lui, ce fut avec la pensée de lui enlever cet allié ; de nos jours encore rien n’est changé à cet état de guerre, et le vol des chevaux, est généralement la raison déterminante des invasions d’Indiens. Quelle que fût la haine de ces premiers habitans contre les envahisseurs, quelques-uns se mêlèrent à eux dès le début ; les points d’analogie n’étaient pas rares entre ces deux races réunies par le hasard : les Maures avaient laissé dans le sang espagnol les traces profondes de leur longue domination, encore si récente dans la Péninsule, et ces héritiers européens d’une race, africano-asiatique avaient dans leur allure, leur maintien, leurs usages, des points nombreux de ressemblance avec les habitans de la pampa ; ils ne firent que retourner à leurs origines en s’alliant avec les vaincus.

Ces unions produisirent un type nouveau, le gaucho. Né dans la pampa et formé par elle, spécial à ce pays, le gaucho constitue une race à part dans l’ensemble de celles qui peuplent ces solitudes. Généralement d’une taille élevée, le visage osseux et carré, bruni par l’air vif, les cheveux noirs et durs comme ceux de l’Indien, il est par excellence le centaure moderne : honteux de lui, si par hasard il traverse à pied les rues d’une ville, il est élégant, digne d’attention quand il manie le cheval. Il a de l’Espagnol la fierté de l’allure et la vanité, mais aussi la sobriété incroyable que le Maure a léguée à ses descendans ; il abuse de l’eau et vit de viande sans pain, non qu’il le méprise, mais par horreur du travail. Gagner sa vie, son pain quotidien, lui semble des mots vides de sens ; par contre, le jeu est pour lui une passion assez folle pour qu’il joue jusqu’à son cheval et s’expose à aller à pied, dernière des humiliations ! Le jeu le fait vivre, et son troupeau, s’il est assez fortuné pour en avoir un, fait vivre le jeu. Cependant il y a des travaux qu’il aime : ceux qui se font à cheval le passionnent, les grandes courses, les rodeos[1], tous ceux où le lasso joue le rôle principal et aussi la besogne du saladero, où, le couteau à la main, les pieds dans le sang, il tue, écorche, taille la viande, y trouvant une jouissance plutôt qu’un labeur. Là il gagne facilement en quelques heures, un salaire élevé qui le ferait riche, s’il savait économiser ; mais il est à peine payé que son cheval le

  1. On comprend dans l’expression intraduisible de rodeos tous les travaux de la campagne qui se font à cheval et ont trait aux soins des troupeaux.