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christianisme lui fournira cet élément qui lui manque ; sans parler de la terreur et d’une sorte de répugnance séculaire qu’il inspire, du mépris où il est malheureusement relégué, sinon désormais par les lois, du moins par les préjugés, l’Évangile, pût-il faire dans ces contrées des prosélytes et des catéchumènes, ne fera pas de convertis. Le profond scepticisme japonais peut embrasser une religion nouvelle, se livrer à quelques pratiques extérieures de dévotion sans piété, mais il ne saurait se concilier avec cette ferveur religieuse qui fait les métamorphoses morales. On a vu au Japon des martyrs par point d’honneur, des fidèles par tradition, on n’y verra pas des saint Paul ni des saint Augustin. Le christianisme est arrivé trop tard dans l’extrême Orient et l’a trouvé trop vieux. Au lieu du chaos dont il s’est emparé au ive siècle en Europe, il y a rencontré des âmes déjà formées sous une discipline inconciliable avec lui, qui a survécu même dans le petit troupeau qu’il a rassemblé autour de ses temples. Là où tout vient du souverain temporel et retourne à lui, où il est le pivot de toute morale, une religion qui dit : « Rendez à César ce qui est à César, » n’a aucune efficacité sociale ; la direction de la conduite lui échappe comme celle des sentimens et des consciences.

Nous ne prétendons pas, dans les bornes de cette étude, indiquer toutes les préoccupations qui s’imposent au législateur dans l’œuvre de préparation qu’il a assumée, ni exposer un programme dont la place n’est pas ici. Disposant d’élémens précieux et d’un pouvoir immense, il peut élever un monument durable ou échouer misérablement selon la conduite sage ou précipitée qu’il suivra. On a vu qu’il lui importe bien plus de sauver du naufrage les débris de l’ancienne société pour les utiliser en les façonnant à ses desseins que de détruire le peu qui en reste. A lui de poursuivre son but sans se laisser détourner ; à l’Europe de le laisser en paix continuer ses réformes, sans se plaindre de la lenteur ou de la confusion d’un jour qui en résulte. Toute éclosion est chaos ; aussi est-il d’une courte vue de désespérer du succès de demain devant les embarras d’aujourd’hui. Il n’est pas un peuple européen dont l’histoire n’offre de pareilles périodes de laborieuse gestation. Le moment de juger celle-ci sera venu lorsque, arrivée à son terme, elle aura produit ses effets. Jusque-là que doit faire le Japon ? Travailler, attendre et ne pas oublier le conseil prophétique que Montesquieu donnait aux réformateurs d’une nation qui, elle aussi, n’a pas vécu sans gloire, de « ne point gêner ses manières pour ne point gêner ses vertus. »


GEORGE BOUSQUET.

Yeddo, 1er février 1875.