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montagnes de cette nourriture. Cette fois Iurosayémon, humilié, vit qu’il n’aurait pas le dernier mot, mais il en conserva une profonde haine contre Chobei et résolut de se venger.

A quelque temps de là, il l’invita à un repas chez lui. Chobei savait que ce qui l’attendait, c’était un odieux guet-apens ; mais son devoir était avant tout de montrer que le père de la confrérie ne tremblait pas devant un grand. Ayant donc fait ses dernières recommandations aux siens, il se rend chez son ennemi, précédé des présens d’usage. comme il s’y attendait, deux séides de Iurosayémon fondent sur lui dès l’entrée, le sabre en main ; il réussit à esquiver les coups et à les désarmer, après quoi il se présente avec sang-froid devant son hôte. « Arrivez, maître Chobei, dit celui-ci, on m’avait dit que vous étiez un habile tireur, mes gens ont voulu s’en assurer, je vous prie d’excuser cette brusque réception. — N’en parlons pas, répond l’autre en souriant, mon adresse n’a rien de comparable à celle d’un noble samouraï, et si ces seigneurs ont eu le dessous cette fois, c’est pur hasard. » le maître lui offre un bain pour se délasser. Il sait que la mort l’attend là quand il sera désarmé, mais il n’hésite pas. A peine entré dans la salle de bains, la porte se referme sur lui et, à travers les cloisons, il est assassiné à coups de lance par d’invisibles ennemis. Le lendemain, sept membres de l’otokodaté se présentent chez l’assassin, apportant un cercueil que Chobei s’était commandé d’avance, sûr de la mort qu’il allait chercher. Ce flegme est la forme favorite du courage.

Il faudrait un volume pour raconter toutes les prouesses chevaleresques, tous les actes de bienfaisance de ces otokodaté. Elles ne font que représenter, sous sa forme militante, l’esprit d’association limitée, le besoin de lien et d’alliance immédiats, que nous avons déjà rencontrés dans la famille et dans le clan. L’homme sans point d’appui ne peut vivre dans ce milieu féodal. Il ne peut compter sur lui-même, il lui faut des protecteurs, des parens, des amis ; la loi est impuissante à l’aider, la société prête à l’accabler, tout lui crie : Vœ soli !


V

Le XVIIIe siècle vit naître un mouvement de réaction en faveur du pouvoir mikadonal, et les grands feudataires, jaloux de l’autorité du shogoun, songèrent à se faire de la cour de Kioto un instrument pour le renverser. Lui-même, pour éviter une rupture ouverte, dut reprendre dans les dernières années un usage depuis longtemps tombé en désuétude, et se rendre en visite officielle à la