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ordre, et la chanteuse magistrale. Je l’ai revue deux jours après dans Marguerite tout autre que dans Eisa et non moins parfaite. La sécheresse qu’on reprochait à son interprétation, il y a cinq ans, a disparu, et fait place dans l’acte du jardin à quelque chose de charmant et de bien personnel. M. Capoul, qui chantait Faust, me semble avoir singulièrement gagné depuis sa tentative à Ventadour, la voix a plus de vigueur, le talent est plus sobre : du reste, notre public sera bientôt à même d’en juger ; M. Capoul est engagé pour cet hiver à l’Opéra-Comique, où nous l’entendrons dans le Paul et Virginie de M. Victor Massé, et rien ne dit que, par la suite, ce ténor voyageur n’aille point, comme autrefois Roger, faire une campagne décisive à l’Opéra.

Il n’est jamais trop tard pour parler des morts ; les sympathies, les regrets qu’entraîne la disparition subite d’un homme tel que celui dont notre jeune école musicale déplore la perte, ne s’effaceront pas, Dieu merci, en quelques semaines. On se souvient de cet opéra de Carmen représenté vers la fin de la saison dernière, de ce grand succès que nous eûmes la bonne fortune de signaler à cette place ; tant de travaux rudement poursuivis, d’épreuves et de luttes surmontées portaient enfin leur récompense ; après s’être longtemps cherché, le jeune maître était en voie de se trouver lui-même. Les belles et fortes promesses données d’abord dans les Pêcheurs de perles et la Jolie fille de Perth, réitérées symphoniquement dans les entr’actes de l’Arlésienne, étaient au moment de se réaliser. Sans nous offrir encore toute la somme qu’on pouvait et devait attendre d’un talent si éminemment intellectuel et progressif, Carmen marquait une étape décisive ; cette partition eût été plus tard dans l’œuvre du compositeur ce que fut jadis Marie pour Hérold, et qui oserait dire qu’à cette Marie d’ordre romantique et tout contemporain quelque Pré aux Clercs et quelque Zampa n’eût pas succédé par la suite ? Toujours est-il que cette partition de Carmen ne se contentait déjà plus de justifier d’anciennes espérances, et qu’elle ouvrait aux yeux des perspectives très rassurantes pour l’avenir d’un musicien dramatique. L’auteur y dégage pour la première fois sa personnalité, et le symphoniste quitte le pas à l’homme de théâtre parfaitement résolu à se mettre en communication avec le public, car il faut bien toujours en venir là, à moins de se condamner à ne vivre et ne produire qu’en vue d’un petit nombre de contemplatifs non moins obscurs qu’intransigeans, et qu’on pourrait appeler les parnassiens de la musique. Or Bizet n’avait rien de cet esprit étroit et Borné, de ces rancunes sourdes qui caractérisent les coteries. Il entendait s’établir au théâtre, y réussir comme Hérold, comme Auber, comme ce Méhul qu’il vous rappelle par maint côté, et croyez que, si la mort ne se fût si brusquement rencontrée sur son chemin, il était homme à savoir un jour contenter tout le monde sans renier aucun de ses dieux. Les gens naïfs aimaient beaucoup à parler de son wagnerisme et