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parlaient des « grandes agglomérations d’états se résumant en trois races, — les races romane, germanique et slave, — auxquelles correspondaient trois centres de gravitation, la France, la Prusse et la Russie, et de l’établissement définitif de la paix du monde au moyen d’une triple alliance des monarchies universelles, où trouveraient leur expression plénière (abschluss) non-seulement les trois races principales du système européen, mais bien aussi les trois grandes églises chrétiennes[1] !! » Lord Palmerston déclarait vers cette même époque dans le parlement, avec sa désinvolture britannique, « que la situation semblait grosse au moins d’une demi-douzaine de guerres respectables, » et, malgré l’obscurité qui couvre encore les transactions des années 1861 et 1862, il n’est pas douteux que Napoléon III n’ait bercé alors parfois son esprit nuageux d’une combinaison embrassant à la fois l’Orient et l’Occident, combinaison aussi vague que gigantesque, et dont le prince Gortchakof se préparait à profiter avec sa dextérité éprouvée. Quoi qu’il en soit de ces projets ténébreux, le Hohenzollern n’eut qu’à se louer de son séjour à Compiègne, qu’il devait encore rappeler avec un certain attendrissement deux ans plus tard dans sa réponse si polie à l’invitation du congrès. En octobre 1861, Napoléon III n’eut probablement à Compiègne d’autre langage que celui qu’il avait tenu en 1858 à Berlin par l’entremise du marquis Pepoli, le langage fatidique « sur les grandes destinées qui attendaient la Prusse en Allemagne et que l’Allemagne attendait d’elle. »

C’est ainsi que les difficultés du dedans et les facilités du dehors, les conflits parlementaires à l’intérieur et les constellations politiques à l’extérieur vinrent, vers la fin de 1861, également solliciter le roi de Prusse à des résolutions énergiques. Il fallait un homme de vigueur pour les actes de vigueur qu’on projetait, et les regards se portèrent tout naturellement sur ce diplomate frondeur à Saint-Pétersbourg qui, depuis tant d’années déjà, n’avait cessé de critiquer les ministres de l’ère nouvelle et de réprouver leur conduite au dedans comme au dehors. Malgré la promesse qu’il s’était donnée de « s’en tenir à la situation d’un naturaliste observateur, » M. de Bismarck ne se fit pas faute de pousser de temps en temps une pointe pendant ces années 1860 et 1861, et de répéter sans se lasser le précepte de Strafford, le précepte de thorough (à outrance !). Nous le voyons dans ces années faire des voyages très fréquens en Allemagne, rechercher les occasions de rencontrer le chef de l’état,

  1. Voyez la remarquable brochure intitulée Europa’s Cabinete und Allianzen, Leipzig 1862. C’est l’œuvre d’un diplomate russe célèbre dans la littérature politique, le même dont le livre sur la Pentarchie eut un retentissement si grand sous la monarchie de juillet.