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Dans la première de ces circulaires célèbres, elle déclarait « ne point bouder, mais se recueillir ; » dans la seconde, à l’occasion des complications italiennes, elle sortait déjà « de la réserve qu’elle s’était imposée depuis la guerre de Crimée. » Après l’annexion de la Savoie, « sa conscience lui reprochait de garder plus longtemps le silence sur l’état malheureux des chrétiens en Orient,… etc. » Enfin dans ce mois d’octobre 1860 elle est le porte-voix des intérêts généraux de l’Europe, l’intermédiaire qui demande des explications au cabinet des Tuileries. Protégée modeste de la France et pleine de « réserves » jusqu’à la guerre d’Italie, elle monte en 1859 au rang d’une « amie précieuse, » pour devenir après l’entrevue de Varsovie l’alliée importante et presque indispensable, — une alliée bien résolue à ne plus accepter de rôle secondaire, à garder sa place d’influence marquée, à se faire une large part dans les grandes combinaisons de l’avenir.

Assurément la politique décousue, indécise et éternellement contradictoire de l’empereur Napoléon III faisait beau jeu à la Russie ; mais il est juste de reconnaître que le prince Gortchakof ne laissa échapper aucune chance de la fortune, et que sans créer les événemens il sut admirablement les mettre à profit. La supériorité de l’homme d’état se révèle surtout par la mesure qu’il a su garder dans sa « cordialité » et jusque dans sa vengeance, par l’esprit prévoyant qu’il ne cessa de conserver au milieu même des entraînemens du succès. Il n’est pas douteux par exemple que les avertissemens de la Russie après la bataille de Solferino, les craintes qu’alors elle exprima soudain de ne pouvoir plus longtemps contenir l’Allemagne dans son ardeur à venir au secours de l’Autriche, n’aient contribué pour beaucoup à la paix hâtive de Villafranca, et, si funeste que fût cet événement au point de vue des intérêts de la France et même de l’Autriche, on ne saurait nier que la Russie y a trouvé parfaitement son compte. En effet, l’exécution complète du programme « des Alpes jusqu’à l’Adriatique » eût probablement donné une tout autre tournure aux affaires italiennes, eût certainement rendu possible dans l’avenir une réconciliation sincère entre la France et l’Autriche, tandis que la demi-solution ébauchée par la paix de Villafranca, en laissant toutes les questions en suspens, ne pouvait qu’envenimer les rapports des deux belligérans et rendre l’amitié russe d’autant plus précieuse à la France. D’un autre côté, cette campagne de Lombardie, tout en donnant satisfaction aux rancunes moscovites nées de la guerre d’Orient, fut encore loin de détruire un des éléments fondamentaux de la politique traditionnelle des tsars par rapport à l’Allemagne : malgré la perte du Milanais, l’Autriche conservait sa situation intacte au centre de l’Europe, y