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souvent recommander encore pour tous les maux chroniques de l’Europe[1]. Le chef du gouvernement anglais, le vieux comte Derby, se plaignit amèrement de l’affreux tour que lui avait joué la proposition venue de Saint-Pétersbourg, et l’on n’a jamais douté en Angleterre qu’elle n’eût été amenée par un coup de télégraphe parti de Paris. Non moins serviable pour la France se montra le vice-chancelier russe dans sa circulaire du 27 mai 1859, où il s’efforçait de calmer l’ardeur belliqueuse des états secondaires de l’Allemagne, et c’est dans cette dépêche célèbre qu’il fit la judicieuse démonstration ainsi que l’éloge mérité de la « combinaison purement et exclusivement défensive » du Bund, combinaison salutaire qui permettait de localiser une guerre devenue inévitable, « au lieu de la généraliser et de donner à la lutte un caractère et des proportions qui échappent à toute prévision humaine. »

Napoléon III descendit dans les plaines de la Lombardie ; l’Autriche fut vaincue à Magenta et à Solferino, et la Russie put savourer sa première vengeance du Habsbourg ingrat qui l’avait « trahie » devant Sébastopol. L’année d’après, à la suite de l’annexion de la Savoie, lord Russell vint faire la déclaration solennelle au parlement que son pays « ne devait pas se séparer du reste des nations de l’Europe, qu’il devait être toujours prêt à agir avec les divers états, s’il voulait ne pas redouter aujourd’hui telle annexion et demain entendre parler de telle autre. » Ce fut là l’oraison funèbre de l’alliance anglo-française : quatre ans après la guerre de Crimée, la France avait perdu l’un et l’autre de ses deux grands alliés dans la crise d’Orient, et ce n’est pas la Russie qui songeait à s’en plaindre. Elle ne protesta point contre l’annexion de la Savoie, elle déclara même n’y voir qu’une « transaction régulière ; » mais elle profita du moment pour faire sa rentrée dans la politique européenne et pour remettre sur le tapis la question… de l’empire ottoman ! Le 4 mai 1860, le prince Gortchakof convoquait chez lui les

  1. Il est vrai que, dans une circulaire du 27 mai 1859, le vice-chancelier russe prit soin de donner un commentaire à sa proposition, et de prouver que le congrès qu’il avait projeté ne visait à rien de chimérique. « Ce congrès, disait-il, ne plaçait aucune puissance en présence de l’inconnu : le programme en avait été tracé d’avance. L’idée fondamentale qui avait présidé à cette combinaison n’apportait de préjudice à aucun intérêt essentiel. D’une part, l’état de possession territorial était maintenu, et de l’autre il pouvait sortir du congrès un résultat qui n’avait rien d’exorbitant ni d’inusité dans les relations internationales. » On fera bien de relire cette remarquable circulaire et d’en peser chaque mot : on y trouvera la plus curieuse et la plus substantielle critique, faite pour ainsi dire par anticipation, des divers projets de congrès, tels que devait plus tard les présenter à l’Europe l’empereur Napoléon III, notamment l’excentrique projet qui vint surprendre le monde dans le discours impérial du 5 novembre 1863.