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façon à ne pas être compris ; il se plaignait également d’être sourd, de ne pas saisir toutes les finesses de la langue française, et se faisait répéter mille fois la même chose. Il avait l’habitude d’écrire les notes diplomatiques de sa propre main d’une manière tout à fait illisible ; on les lui renvoyait, et il lui arrivait d’en dénaturer quelquefois la teneur. Tombé en disgrâce, Bestoujef recouvra immédiatement la parole, l’ouïe et tous les sens.

Bien différent est le type qu’a présenté pendant toute la première moitié de ce siècle le prédécesseur immédiat du prince Gortchakof, le chancelier des empereurs Alexandre Ier et Nicolas. Lié à l’Allemagne par son origine et ses intérêts de famille, n’ayant même jamais appris à parler la langue du pays dont il soignait les relations avec les autres puissances, le comte Charles-Robert de Nesselrode n’en a pas moins fourni une longue et laborieuse carrière à la satisfaction de ses deux augustes maîtres, et figuré avec honneur dans des congrès et conférences à côté des Talleyrand et des Metternich. Sans recourir aux subterfuges par trop asiatiques d’un Bestoujef, le comte Nesselrode connut et pratiqua toutes les roueries permises du métier, et peu d’hommes l’égalèrent dans l’art de conserver un air de dignité et d’aisance au milieu des situations les plus embarrassantes. Il sut changer de conduite sans trop changer de langage, et ménagea entre autres très délicatement la transition entre la politique peu favorable aux Grecs du tsar Alexandre Ier et les sympathies franchement philhellènes de son successeur. Pendant la dernière crise orientale, il mit toutes les ressources d’un esprit délié et subtil au service d’une cause dont il n’entrevoyait que les graves dangers, et dont le côté national et religieux lui échappait complètement. A l’encontre aussi de Bestoujef, et bien plus européen en ce sens comme en tant d’autres, M. de Nesselrode perdit dans sa disgrâce ou plutôt dans sa retraite, la plus grande partie de ses facultés et de ses vertus, et causa surtout une déception immense par ses mémoires posthumes, composés au déclin de l’âge et d’une insignifiance désespérante ; mais peut-être bien ne fut-ce là qu’un dernier trait d’habileté et une malice diplomatique de plus que de tromper à ce point la curiosité des profanes, et de laisser un récit aussi vide et peu instructif que possible d’une vie si bien remplie.

Aucun pourtant des hommes d’état russes qui viennent d’être nommés n’a été un grand ministre dans l’acception occidentale de ce mot ; aucun d’eux (pour ne prendre les comparaisons que dans des monarchies absolues) n’eut la situation d’un duc de Choiseul en France au siècle passé, l’autorité d’un prince Clément de Metternich en Autriche dans le siècle présent, ou bien seulement la