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en fait, soit en droit, l’ouvrier peut toujours accuser la société, qui met obstacle, dit-il, à ses efforts pour améliorer sa condition ; si on les permet au contraire, l’ouvrier n’a qu’à s’en prendre à lui-même ou à la force des choses de ses déceptions et de ses échecs.

Nous avons fidèlement résumé les rapports que les délégués ouvriers à l’exposition de Vienne ont rédigés, non-seulement pour leur propre instruction, mais pour celle du public en général. On ne doit pas regretter l’envoi de cette délégation : elle nous a permis de voir un peu plus clair qu’auparavant dans les esprits des masses ouvrières des grandes villes. Il y a là à coup sûr bien des illusions encore, bien des préjugés, bien des exagérations ; la rhétorique a trop d’influence et la réflexion trop peu sur ces intelligences qui ont reçu une demi-culture. L’utopie y tient trop de place ; du moins elle s’y allie avec le sentiment que le temps est un des facteurs indispensables de tout progrès humain. Sur plusieurs points de détail, les idées des ouvriers sont devenues plus sages ; sur d’autres, leurs plaintes sont parfois fondées, on doit louer en tout cas leur détermination de ne rien demander à l’état et de devoir principalement à eux-mêmes l’amélioration de leur destinée. Quant à leur projet de supprimer entièrement le patronat pour le remplacer par des sociétés coopératives, c’est certainement là un de ces plans grandioses dont l’accomplissement total serait un miracle. Ni la génération actuelle, ni les générations prochaines ne réussiront complètement dans cette tâche ; mais peut-être pourront-elles y avoir quelques succès partiels. Qu’elles essaient : l’expérience corrigera ce que leurs vœux ont d’exagéré ; elle les réconciliera peut-être avec le système du salariat, qui a bien ses avantages et ses compensations, et qui sera toujours le régime commun. Elle leur fera sinon acquérir, du moins estimer ces vertus bourgeoises pour lesquelles ils ont aujourd’hui trop de dédain, et qui rendent seules possibles le succès d’une industrie, c’est-à-dire l’ordre, l’économie, la prévoyance. Schultze-Delitsch, le célèbre inventeur des banques populaires de crédit en Allemagne, disait que les classes aisées et instruites pouvaient seules par leur contact et leur coopération aux mêmes entreprises contribuer au développement intellectuel des ouvriers. Nous craignons que les délégués à l’exposition de Vienne n’aient un peu perdu de vue cette vérité, et qu’ils ne s’exposent à bien des mécomptes en voulant se passer absolument du concours de la bourgeoisie.


PAUL LEROY-BEAULIEU.