Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/154

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du commerce de détail, croient pouvoir par leurs seuls efforts et avec le temps accomplir ces changemens considérables. Les lignes suivantes du délégué des mécaniciens méritent à ce point de vue d’être citées. « Un fait qui a démesurément étonné les ouvriers viennois, dit-il, ce fut d’apprendre que la délégation française était envoyée aux frais d’une souscription nationale. C’était pour eux un événement incroyable, et nous ne craignons pas d’affirmer qu’ils auraient voulu être à la place des délégués, eux qui sont encore si loin, hélas ! de notre niveau social. Ils attendent tout de l’état, sorte de providence des peuples enfans, et cette tutelle est si profondément enracinée dans les esprits qu’il a fallu une certaine persuasion pour leur faire admettre que nous n’avions pas de chefs, qu’il y avait entre nous une égalité parfaite de droits. Il est bon de dire que sur ce point l’autorité supérieure partageait complètement les mêmes idées, tant ce pays est saturé de préjugés qu’heureusement nous voyons disparaître ici. »

Ces quelques lignes expriment les principaux sentimens, quelquefois opposés, qui animent une catégorie nombreuse des ouvriers parisiens : la passion démocratique de l’égalité, l’aristocratique dédain de ceux qu’ils jugent leurs inférieurs en éducation, enfin une absolue confiance en leur propre sagesse et en leur avenir. Il y a cependant encore des attardés qui seraient heureux que l’état vînt à leur secours, et préparât quelques-unes des réformes qu’ils désirent. Le délégué des ferblantiers réclame très nettement la fondation de maisons de retraite par l’état. Le délégué des ouvriers en papiers peints revendique le droit au travail et la suppression de la misère, sans qu’il soit facile de savoir si c’est de l’initiative des sociétés ouvrières ou de celle du gouvernement qu’il attend ce bienfait. Au contraire il paraît bien que le délégué des tabletiers en peignes ne pensait qu’aux efforts individuels et collectifs des ouvriers quand il écrivait les lignes suivantes : « L’assurance générale pourrait, avec les bénéfices provenant des associations et des sociétés de consommation, venir en aide à tous ceux qui ont besoin, en commençant toutefois par l’enfance, en assurant à l’enfant l’instruction, du pain, des vêtemens et un asile, seuls moyens qui permettraient d’empêcher la prostitution, le vol… C’est parce que la société n’assure pas le pain quotidien à l’enfance et ne fait pas pratiquer la solidarité entre tous les individus que nous voyons se produire autant de mal parmi nous. » Ainsi, d’après les uns, la société doit nourrir l’enfance ; d’après les autres, elle doit nourrir la vieillesse. Ce sont là des vœux très philanthropiques ; mais, comme la société n’est pas un être en dehors des individus qui la composent, il en résulte que cette charge de la subsistance des enfans et de celle des vieillards tombera uniquement sur les hommes