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l’industrie nationale. Un des argumens des patrons pour repousser les demandes d’augmentation de salaires, c’est que la concurrence de l’étranger est pressante, que le prix de revient des produits français ne peut pas hausser sans péril pour nos exportations. Les ouvriers sont ainsi dans leur rôle en contestant que nous ayons au dehors des rivaux sérieux. Il y a pourtant dans ce concert de louanges quelques exceptions : parfois les délégués se laissent entraîner contre leurs compatriotes à des jugemens d’une excessive sévérité. Celui des ferblantiers, parlant des compteurs à gaz, donne la supériorité aux Anglais, et ajoute : « Chez nous, on semble né avec une tendance à la fabrication camelotte ; sans cette malheureuse tendance, nous serions arrivés à égaler et à dépasser les Anglais. » Ce jugement vaut la peine d’être signalé. C’est en effet un trait commun à tous ces rapports que le parfait dédain pour les produits communs et à bon marché. On peut dire que tous ces ouvriers, de corps d’état si différens, ne perdent pas une occasion de s’indigner contre la production d’objets vulgaires et à bas prix destinés à la consommation générale ; ils y voient une cause de dégradation de leur art et d’avilissement de leurs salaires. Il semble qu’ils conçoivent l’acheteur comme un personnage aristocratique et opulent dont les ressources soient intarissables. Ils ne se rendent pas compte qu’eux-mêmes ont besoin d’une foule de produits qu’ils ne pourraient payer à des prix excessifs, et que la fabrication à bon marché, pourvu qu’elle soit loyale, leur est plus utile en leur qualité de consommateurs qu’elle ne leur est nuisible en leur qualité de producteurs. Ce singulier contraste d’hommes qui récriminent avec véhémence contre l’inégalité des conditions et qui voudraient ne travailler que pour les classes opulentes, supposant que le luxe n’a pas de limites, est un des traits caractéristiques de la situation d’esprit des ouvriers parisiens.

Il était naturel que les délégués comparassent leur situation à celle des ouvriers autrichiens. La destinée de ceux-ci est-elle préférable à la leur ? ont-ils des salaires plus élevés et des loisirs plus longs ? Sur ces points, les réponses sont contradictoires. Quelques-uns affirment que la main-d’œuvre est mieux rétribuée à Vienne qu’à Paris ; la plupart reconnaissent que les vivres, les loyers, les vêtemens, sont plus chers à Vienne. En définitive, l’impression générale paraît être que les ouvriers d’Autriche sont dans une situation inférieure à celle des ouvriers de France ; quelques rapports témoignent même d’un assez grand dédain pour leur genre de vie. Ils n’auraient, assure-t-on, aucune habitude de la vie de famille ; le sort de leurs femmes serait déplorable : elles seraient attachées aux métiers les plus pénibles, servant tantôt d’aides-maçons, tantôt de terrassiers, allant d’ordinaire pieds nus. Les ouvriers viennois, dit