Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/97

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exemple, qui ne nous fait pas beaucoup d’honneur, de cette perversion des idées par les passions dans la conduite des partis politiques français, et surtout dans ce fait si bien nommé par Carlyle « le soupçon contre nature, » qui a caractérisé notre première révolution d’une manière si honteuse, et qu’on a revu sous le règne de la commune.

Parmi les exemples cités pour démontrer cette influence de la sensibilité sur les jugemens politiques, il en est un étrange et hardi dont nous laissons à l’auteur la responsabilité, car il n’y a qu’un étranger à qui une telle liberté de jugement soit permise. Il met en regard l’exécration soulevée par les crimes de la terreur et l’admiration causée par le génie et les victoires de Napoléon, que l’on appelle le Grand, et à qui, dit-il, les Anglais eux-mêmes rendent un culte en allant se découvrir devant son tombeau. Si cependant de part et d’autre l’on compte le nombre des morts, on trouve que les victimes de la terreur n’ont pas été plus de 10,000, et que celles de Napoléon s’élèvent à 2 millions. Les 10,000 hommes massacrés par la terreur ont excité dans le monde entier les gémissemens et la pitié ; les 2 millions d’hommes massacrés dans les guerres de Napoléon n’excitent ni lamentations, ni gémissemens. Nous réservons nos pleurs pour ceux dont un grand nombre au moins expiaient leurs propres fautes ou celles de leurs ancêtres, et ces 2 millions d’hommes innocens de toutes fautes et qui n’avaient rien à expier, nous n’avons point de pleurs pour eux. Les souffrances des 10,000 victimes ont servi de sujet à des récits déchirans et dramatiques ; mais il n’y a rien de déchirant dans les souffrances de 2 millions d’hommes immolés sans savoir pourquoi, il n’y a rien de dramatique dans le sort des familles auxquelles ces 2 millions d’hommes ont été arrachés. Le désespoir et l’indignation d’un peuple qui secoue ses chaînes ne sont pas des circonstances atténuantes ; mais la soif du pouvoir et l’ambition sans bornes d’un despote, voilà une circonstance très atténuante. Nous adoucissons les antithèses de M. H. Spencer, car il serait difficile de les faire accepter dans toute leur crudité par un lecteur français. Tout ce passage, d’une ironie âpre et profonde, est d’un effet saisissant.

L’auteur rattache cette sorte d’indulgence ou plutôt d’admiration enthousiaste excitée si longtemps dans l’imagination des hommes, non-seulement en France, mais dans le monde entier, par la gloire militaire de Napoléon, au sentiment instinctif de respect et de foi aveugle que nous éprouvons en général pour le pouvoir social, et il tire de là occasion pour combattre le préjugé autoritaire et gouvernemental. C’est rapprocher, je crois, des faits très différens, et la discussion sur les attributions et les aptitudes de l’état se rapporte