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ce qu’il entend par méthode comparative, ni comment cette méthode écartera les chances d’erreurs ; il ne dit rien des tentatives de plusieurs savans d’introduire la méthode mathématique dans la science sociale. Il y a enfin ici une lacune importante dans l’œuvre de M. Spencer, et un esprit sévère pourrait soutenir qu’après l’avoir lu il est un peu moins persuadé qu’auparavant de la possibilité d’une science sociale.

Que l’on en juge en effet par cet amas « formidable » de difficultés (c’est l’expression de l’auteur) qu’il énumère et développe avec complaisance dans la plus grande partie de son ouvrage. Il traite d’abord de ce qu’il appelle les difficultés objectives, et établit successivement, et toujours avec force exemples, qu’il est très difficile de se procurer en sociologie des témoignages exacts, et non altérés par les dispositions subjectives des témoins, — que, dans les cas d’examen impartial, les conditions créées par l’enquête elle-même sont propres à falsifier le résultat, — que l’on est toujours porté à affirmer comme un fait ce qui n’est qu’une déduction tirée d’une observation, — qu’il y a chez les hommes une tendance marquée à se laisser aveugler par les apparences superficielles et à négliger les faits intimes et essentiels, — que lors même qu’il est possible de se procurer des données exactes, le nombre infini et la diffusion de ces données dans l’espace empêchent d’en voir nettement l’ensemble, tandis que la lenteur avec laquelle elles se produisent dans le temps interdit à l’esprit humain de percevoir les véritables relations qui existent entre les antécédens et les conséquens, etc. Telles sont les difficultés que l’auteur appelle objectives. Parmi celles qu’il appelle subjectives, les plus intéressantes à signaler sont celles qui naissent des passions et des émotions[1]. Tout le monde sait à quel point la frayeur grossit les objets. Les illusions des amoureux sont connues, et M. Spencer aurait pu ici rappeler certains vers de Lucrèce et de Molière. La plupart de nos opinions politiques ont leur source dans l’émotion. Tout ce qui contredit nos idées nous cause de l’impatience et de l’irritation. M. Carlyle traite l’économie politique de « science sinistre, » parce qu’elle dérange ses plans de réforme sociale. Les réactionnaires ne sont pas moins défavorables à cette science, parce que sur beaucoup de points elle s’oppose à leurs théories favorites. M. H. Spencer trouve encore un

  1. Parmi les difficultés relatives à l’intelligence elle-même, l’auteur signale celles qui viennent du défaut de « complexité, » et celles qui viennent du défaut de « plasticité. » Pour comprendre des phénomènes aussi complexes que les phénomènes sociaux, il faudrait des facultés également complexes ; pour comprendre des phénomènes aussi variés, il faudrait des facultés assez souples pour s’adapter à toutes les situations sociales. Or c’est ce qui n’a pas lieu.