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toute sorte que rencontre la science sociale. Cette enquête, malgré ses longueurs, est du plus vif intérêt : c’est une vaste et profonde analyse de toutes les tendances erronées qui divisent les hommes, c’est un chapitre sur les causes de nos erreurs à ajouter à tout ce que les philosophes ont tant de fois écrit sur ce sujet, c’est ce travail enfin dont nous savons le plus de gré à l’auteur, tout en nous réservant cependant d’opposer quelquefois nos vues aux siennes, moins pour le contredire que pour le compléter et par occasion le rectifier.

Il y a trois sortes de difficultés qui obstruent l’entrée de la science sociale. Les unes sont objectives, et tiennent à l’étonnante complexité des faits qu’il s’agit d’étudier ; les autres sont subjectives et viennent de l’observateur lui-même, et là encore elles sont de deux sortes : celles qui naissent de l’intelligence et celles qui naissent de la sensibilité. Enfin une troisième classe de difficultés a pour cause les divers milieux où les hommes sont placés : préjugés nationaux, préjugés d’éducation, préjugés de parti, préjugés religieux, préjugés de classes, etc. Le nombre de toutes ces difficultés est si grand que l’auteur s’arrête lui-même et se demande s’il ne va pas « trop prouver, » et si, en établissant à quel point la science sociale est difficile, il ne donnera pas à penser à quelques-uns qu’elle est impossible. Il répond à cette objection que, malgré tous ces obstacles et déduction faite des erreurs de détail, certaines classes de faits généraux finissent par se dégager de tous les accidens, et que la méthode comparative peut conduire à des généralités d’une suffisante rigueur : réponse très sage et selon nous très solide, mais qui manque de preuves. L’auteur s’étend tellement sur ces difficultés qu’il ne suffit pas d’une généralité un peu vague pour détruire l’impression de doute que son livre tend à produire. Il devait nous montrer avec précision, par des exemples nombreux, suivant sa coutume, comment une méthode sévère peut, en sociologie, dégager la loi générale des accidens particuliers, et rattacher les causes aux effets. Là était le nœud de la question. L’auteur ne nous dit presque rien de la méthode sociologique, qui eût dû être l’objet d’un chapitre spécial. Il semble que pour lui cette méthode soit la méthode analogique, car c’est de l’observation des corps vivans qu’il conclut, par analogie, aux lois du corps social ; mais c’est là une méthode très conjecturale et très incertaine. Il ne dit rien de la méthode historique, et même il parle de l’histoire très dédaigneusement ; mais il est difficile de comprendre comment on pourrait fonder aucune science sociale sans histoire : dans la doctrine de l’évolution, plus que dans aucune autre, l’histoire est un instrument nécessaire. L’auteur n’explique pas non plus avec assez de précision