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Lorsque les deux exilés, unis depuis quelques années à peine, revinrent en France vers 1800, à ce moment de renaissance universelle, tout avait singulièrement changé. Le chevalier, devenu à son tour, par la mort de son frère, le marquis de Boufflers, était lui-même un peu vieilli. Dans le monde qu’il avait connu, qui se hâtait de revivre, et où il y avait bien des vides, il rentrait non plus en homme de cour, en militaire, mais en académicien, en homme de bonne compagnie. Il retrouvait sa tante la maréchale de Beauvau, qui recevait toujours, quoique plus modestement qu’autrefois, et qui était près de s’éteindre. Il allait chez Mme de Staël, l’étoile brillante du moment. Chenedollé dit qu’on y voyait « le chevalier de Boufflers dans le négligé d’un vicaire de campagne, mais souriant avec la finesse exquise du regard d’un courtisan et disant les mots les plus piquans avec un air extrême de bonhomie. »

Au milieu de cette société renaissante et contenue par la main d’un glorieux despote, M. et Mme de Boufflers vivaient doucement, sans bruit, l’hiver à Paris, l’été dans une petite retraite près de Saint-Germain, à Saint-Léger. Celle qui avait été Mme de Sabran restait la femme de goût toujours active, sans cesse occupée de son fils, à qui elle écrivait : « Je voudrais pouvoir t’arranger un bonheur comme j’arrange mon jardin, et à peu de chose près ce n’est peut-être pas plus difficile, car le bonheur est notre ouvrage. Selon que nous sommes plus ou moins raisonnables, nous sommes plus ou moins malheureux ; il y faut aussi de l’esprit, il en faut partout : c’est l’œil qui voit tandis que la raison juge. » La raison ! la raison ! l’aimable personne l’avait-elle toujours connue elle-même, dans les agitations de son âme ingénieuse et ardente ? M. de Boufflers mourait en 1815, sa femme vivait encore douze ans après lui, jusque vers la fin de la restauration. Le roman était fini depuis longtemps. La maréchale de Beauvau s’éteignant au commencement de l’empire, Mme de Sabran ou la marquise de Boufflers mourant aux derniers jours de la restauration, et quelques autres, c’étaient les dernières images de cette société d’autrefois qui avait sans doute mérité l’expiation, qui mérite aussi de rester dans la mémoire des hommes par cette fleur d’urbanité, de grâce et d’esprit, faite pour relever les aventures de la vie et ces pages légères qui en sont l’expression.


CHARLES DE MAZADE.