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impuissant à prévoir et à diriger les courans de l’atmosphère ; en politique, on se croit apte à prévoir et à diriger tous les courans. Dans les sciences les plus rigoureuses, on s’attend à chaque instant que le réel sera différent du probable ; en politique, on croit que le réel et le probable s’accordent constamment. Deux liquides froids mêlés ensemble se mettent à bouillir : quel résultat paradoxal ! En sociologie, il semble au contraire qu’il ne puisse pas y avoir de résultat paradoxal[1]. En médecine, on pratiquera la méthode expectante qui consiste à ne rien faire ; ou bien, si l’on agit, on se servira d’un traitement général, au lieu d’appliquer chaque remède à chaque symptôme particulier, méthode barbare et ignorante que l’on abandonne aux médecins de bas étage. En politique au contraire, non-seulement on ne pratique jamais la méthode expectante, mais on n’a pas même idée d’un traitement général, et l’on persiste à appliquer chaque remède à chaque mal sans tenir compte des contre-coups[2].

Cette comparaison entre les sciences et la politique est frappante, mais elle provoque immédiatement une objection que l’auteur ne dissimule pas. En politique, dit-on, le temps ne permet pas de se livrer à une enquête rigoureusement scientifique : le devoir du citoyen est d’agir, de voter et de prendre son parti en concluant de son mieux d’après les informations dont il dispose. M. Spencer essaie de résoudre cette objection ; sa réponse est que dans la plupart des cas l’abstention est la meilleure politique. L’idée « qu’il faut faire quelque chose » est, suivant lui, un des préjugés les plus répandus et les plus funestes. Plus on est versé en économie sociale, plus on s’aperçoit que les maux que l’on veut guérir reparaissent ailleurs sous une autre forme. Les médecins les plus sages sont ceux qui agissent le moins. Plus les gens sont ignorans, plus ils ont foi aux panacées. La plupart des politiques ressemblent à ce domestique qui buvait la médecine de son maître pour qu’elle ne fût pas perdue.

Cette réponse, avouons-le, n’est pas très satisfaisante, et l’auteur nous paraît tomber ici dans un défaut que nous signalerons à plusieurs reprises, celui de prouver plus qu’il ne faut. L’objection pouvait être, nous semble-t-il, facilement résolue sans courir le risque d’encourager les esprits à l’abstentionisme, ce qui est la pire des

  1. C’est ainsi par exemple que les républicains de 1848 n’ont pas prévu que le premier effet du suffrage universel serait de se supprimer lui-même en se livrant au pouvoir absolu.
  2. C’est ainsi que l’on croit que la méthode compressive est seule capable de contenir les excès de la démocratie, tandis que le retour périodique de ces excès pourrait bien être l’indication que le remède ne fait qu’entretenir le mal.